La dimension sociale de la lettre

La lettre se trouve à l’interface des héritages antiques, païen et chrétien et de nouveautés qui expliquent son prodigieux essor. Si elle demeure ce lieu où s’expriment directement l’individualité et l’affectivité de l’auteur, cette imago animi, véritable substitut de la personne qui mime l’oralité, elle devient aussi, dans un contexte chrétien, un formidable vecteur d’enseignement. L’écriture épistolaire possède donc une puissance stylistique qui lui est propre et dont les implications religieuses sont fondamentales.
Par sa rhétorique, la lettre participe certes d’une hiérarchisation sociale et institutionnelle mais elle permet aussi une familiarité qu’un contact direct, par la parole, rendrait plus difficile. En permettant des relations plus simples, entre personnes de rangs ou de mondes différents, elle est un espace de liberté sociale.

Les réseaux épistolaires

La lettre révèle les enjeux de pouvoirs mais elle en est aussi acteur. Grégoire le Grand utilise ainsi sa correspondance avec Reccarède pour diffuser sa Regula pastoralis et affirmer son universalité théologique. L’epistola participe également à la constitution de réseaux. La correspondance de Braulion et Isidore, laisse par exemple entrevoir l’existence d’un réseau épiscopal, actif à l’occasion des nominations de prélats par le roi (lettre Tue sanctitatis, 633), derrière le paravent de l’effusion des sentiments.
D’autres réseaux se constituent lors de la controverse adoptianiste. Celle-ci trahit l’existence de deux ecclésiologies différentes de part et d’autre des Pyrénées et mène à l’exclusion de l’Église d’Hispania de la Chrétienté du haut Moyen Âge. L'analyse des stratégies de langage déployées par les différents intervenants permettra de mieux comprendre comment les intellectuels francs instrumentalisent cette querelle doctrinale pour remporter un succès idéologique. Leur victoire sur les évêques mozarabes s'explique par leur capacité à faire de l'epistola un vecteur de condamnation religieuse, un outil de construction des réseaux et un instrument de conseils au prince permettant de définir l'idéologie royale, tandis qu'elle demeure dans le camp adoptianiste le lieu d’exposés théologiques et d’invectives religieuses.

L'ambivalence des pratiques épistolaires

Les lettres permettent d’étudier la communication interculturelle car elles révèlent les stratégies utilisées pour franchir la barrière des langues par la traduction et les modalités d’élaboration et de réception des productions épistolaires. Pour autant, il faut garder à l'esprit que dans certains cas, les formes de communication interculturelle semblent des projections fictionnelles.
Si la lettre peut faciliter le dialogue, elle peut aussi devenir une arme privilégiée, en l’occurrence au service des grégoriens. À travers les correspondances ecclésiastiques de la deuxième moitié du XIe siècle débordant jusqu’à la fin de la Querelle des investitures au début du XIIe siècle, il s’agira de revisiter en partie l’histoire de la Réforme grégorienne et de parfaire l’histoire des violences anticléricales à l'aune de lettres destinées à mettre en scènes des "martyrs grégoriens". En effet, le rêve de théocratie pontificale rencontre, sur le terrain, une résistance ecclésiastique souvent négligée par une historiographie sans doute victime de la puissance de conviction des épîtres grégoriennes.