Recherche et service public à l'ère managériale

 

1) Jean-Paul Domin, « La réforme de l’hôpital public. Un management sans ménagement », La Vie des idées, 5 avril 2016. Disponible sur laviedesidees.fr

[Quand des logiques managériales imposées par le haut s'appliquent à un service public avec sa culture et son histoire, ou comment des institutions aussi essentielles pour le bien commun que les hôpitaux sont poussées à fonctionner comme des entreprises et adopter une "gouvernance hospitalière". Comme pour l'université, le principal biais a été de rendre "autonomes" les hôpitaux (recrutement, licenciement, organisation...). Autre bouleversement : le financement des hôpitaux ne correspond plus au nombre de journées d'hospitalisation, mais à de savants calculs financiers "selon le modèle de concurrence par comparaison (benchmarking) à fixer un prix indépendant du coût". L'article du chercheur en sciences économiques revient sur les grandes réformes entreprises en France depuis les années 1980 et la progressive application de modèles managériaux à des fonctionnaires du service public au détriment des conditions de travail et, in fine, de la qualité du service].

2) Rosalind Gill, “Academics, cultural workers and critical labour studies”, Journal of Cultural Economy. 7 (1), 2014, pp.12–30. City Research Online

[R. Gill donne les résultats d’une enquête en sociologie du travail avec comme objet les enseignants-chercheurs. Son hypothèse est que le quotidien des membres de cette profession s’apparente à celui des travailleurs de l’industrie culturelle à l’heure digitale (les webdesigners, créatifs, publicitaires, etc.) : les réformes libérales de l’enseignement supérieur britannique se sont accompagnées de l’importation de techniques de management dans l’administration de la vie universitaire (les audits et évaluations, la mesure du taux d’encadrement, la contractualisation des travailleurs au détriment de l’emploi public). Le tout repose sur une rareté de la ressource convoitée : des postes. Les travailleurs sont – de façon très classique – soumis à une violente compétition pour accéder à cette ressource et acceptent des conditions de travail dégradées, voire non rémunératrices. Cette nouvelle politique universitaire a progressivement mené à l’individualisation des carrières et des tâches quotidiennes avec trois conséquences : une précarité accrue (vacations, contrats à court terme, bourses et fellowships en lieu et place de postes), une intensification et une extension du travail (aucun horaire n’encadre plus le travail, et téléphones et ordinateurs portables sont constamment allumés conduisant à une anxiété permanente et parfois à des dépressions causées par le sentiment d’incapacité à “faire/finir son travail”), une prolifération de la surveillance technologique pour calculer et évaluer les performances académiques. La fin de l’article s'interroge sur le tabou dans l’emploi de l’idée d’“exploitation”, alors que les conclusions des recherches conduisent à ce constat. L’article s’appuie sur de nombreuses références et renvois qui permettent de continuer la réflexion].

3) Sauvons l'Université, « Coronavirus : les béances d'une politique de recherche fondée sur le court-terme » : http://sauvonsluniversite.com

[Tout est dans le titre : comment les politiques de gestion de la recherche ont tendu depuis de nombreuses années à privilégier la rentabilité, une réduction générale des crédits et une mise en concurrence favorisant la précarité des chercheur.e.s, au détriment du temps passé à faire de la recherche. Et provoquant, en l'occurrence, une impréparation générale face à l'émergence d'un nouveau coronavirus... Avec les témoignages de Bruno Canard (directeur de recherches CNRS à Aix-Marseille, travaillant sur les coronavirus depuis près de 20 ans) et Françoise Barré-Sinoussi (prix Nobel pour sa co-découverte du virus du SIDA)].

4) Alain Supiot, Le travail n'est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIe siècle, Paris, Collège de France, 2019.

[Il s'agit de la publication de la leçon de clôture prononcée par Alain Supiot, professeur au Collège de France, le 22 mai 2019. Il y dénonce le paradigme du travail-marchandise et son extension à toutes les activités humaines dans des sociétés régies par la logique néolibérale, ainsi que l'absence de soutenabilité des modes de production qui en découlent. Tout en mettant en exergue les possibilités de changement permises et requises par la révolution numérique et la crise écologique, il plaide pour l'établissement d'un nouveau régime de travail "réellement humain" – ainsi que le souhaitait déjà la Déclaration de Philadelphie adoptée en 1944 par l'Organisation Internationale du Travail (OIT) – dans lequel le sens et le contenu du travail auraient toute leur place. À partir de plusieurs exemples (professions libérales, fonction publique, travail universitaire), il préconise de substituer à la conception marchande du travail une conception du travail nouvelle, seule à même de permettre des modes de production soutenables. Lecture en libre accès ici sur la page OpenEdition du Collège de France. La leçon de clôture peut aussi être regardée ou écoutée sur college-de-france.fr. Lire également : Supiot Alain (dir.), Le Travail au XXIe siècle, Paris, Éditions de l'Atelier, 2019].

5) Verónica Soledad Walker, « El trabajo docente en la universidad: condiciones, dimensiones y tensiones », Perfiles educativos, 38 (153), 2016, pp 105-119. En ligne sur scielo.org.mx

[Cet article est le fruit d’une enquête en science de l’éducation reposant sur des entrevues avec 69 enseignants-chercheurs espagnols et argentins. En conclusion, l’auteure note 5 types de tension dans le travail universitaire : 1) le décalage entre un travail considéré par les acteurs comme une pratique sociale collective, et des formes d’organisation du travail qui individualisent et limitent la confiance et la solidarité ; 2) un travail considéré comme une pratique prospective (sans attendre de résultats immédiats), mais confronté à des conditions d’incertitude et d’instabilité salariale qui ne permettent justement pas de se projeter dans un futur même proche ; 3) la tension entre l’attachement des enseignants à une université et l’internationalisation, la mobilité et le temps partiel comme forme habituelle de contractualisation ; 4) la tension entre appartenance disciplinaire et appartenance à une organisation plus vaste (l’université) ; 5) la satisfaction du travail (investissement, reconnaissance et esprit artisanal) entre en tension avec les formes actuelles d’organisation et d’évaluation de l’université. Ces formes obéissent à des logiques individualistes et chaque enseignant est soumis à des comptes à rendre, des dates-butoirs, des résultats à fournir. L’auteure en conclut que le travail universitaire est soumis à une dernière tension entre satisfaction et mal-être].