Las Delicias (Écija, Séville)
Production artisanale, économie et environnement en Bétique romaine
Les objectifs scientifiques du projet PAEBR sont multiples et concernent la problématique générale des interactions entre les activités économiques et l’évolution de l’environnement. Il s’agit d’appréhender sur la longue durée, à partir du cas spécifique de l’industrie potière de la vallée du Guadalquivir (province de Bétique), quelles ont été les stratégies de développement mises au point pour répondre aux stimulis d’une économie spéculative florissante — liée en grande partie à la production et à la diffusion vers Hispalis (Séville) de l’huile d’olive contenue dans les amphores Dr. 20 — qui a assuré, pendant 300 ans, l’enrichissement des classes dominantes locales. Nous partons du postulat que cette activité a pu avoir un effet dévastateur sur le milieu en raison de son intensité — on se trouve ici en présence de la plus forte densité d’ateliers connue dans l’Empire romain — et de son amplitude chronologique. Comment a été assuré l’approvisionnement en combustible de cet immense agrégat d’ateliers que l’on peut qualifier, pour la plupart, d’industriels ? Quelles sont les réponses techniques apportées par les producteurs d’amphores à la demande toujours croissante de conteneurs ? Comment étaient organisés ces centres de production ? Existait-il une forme de rationalité des outils de production et de leur organisation destinée à maitriser les effets de cette activité sur l’environnement ? Autant de questions auxquelles voudrait répondre ce projet grâce à la mise en place d’un protocole de travail rigoureux permettant une modélisation pluridisciplinaire.
Le nombre élevé d’ateliers et l’ampleur géographique de la zone considérée ne permettent pas d’aborder ces problématiques dans un laps de temps raisonnable et avec des moyens limités ; aussi a-t-il paru pertinent de sélectionner un territoire atelier de taille réduite pour lequel on dispose déjà de données bien établies.
Situé entre le cœur urbain de la colonie romaine d’Astigi (Ecija) et la confluence du Genil et du Guadalquivir, la zone retenue s’étend une vingtaine de kilomètres de long et correspond aux deux rives du Singilis (nom antique du Genil). Une vingtaine de sites de production ayant fabriqué des amphores Dr. 20 a été répertoriée depuis la fin du XIXe s. et a fait l’objet de zonages de surface préliminaires réalisés par le service archéologique de la ville d’Ecija dont le territoire actuel — qui correspond à celui de la colonie romaine — englobe cette zone. C’est dans cette basse vallée du Singilis que se concentrent depuis 2013, les efforts de l’équipe franco-espagnole du programme PAEBR et qu’une modélisation globale de l’ensemble des données disponibles ou en attente d’acquisition, est actuellement menée.
Le programme comprend une étude spatiale qui couvre la zone entre Ecija et Palma del Rio dont l’objectif est de recenser, caractériser et dater les centres de production de Dr. 20 et Dr. 23 ainsi que la fouille d’un atelier témoin, celui de Las Delicias.
Les prospections au sol dans la vallée du Genil
Trois campagnes de prospections ont été menées entre novembre 2013 et novembre 2014, le long des rives du Genil. Elles avaient pour but d’enrichir les données relatives à ces ateliers de potiers d’amphores Dr. 20, présents sur l’antique territoire de la colonie d’Astigi. Ces 10 semaines de prospection ont permis de mettre en évidence 28 centres de production d’amphores oléicoles sur les deux rives du Genil (parmi lesquels deux sites inédits), sur une distance de 20km, soit la plus importante concentration d’ateliers d’amphores connue dans le monde romain. Ces centres de production ont été géoréférencés, leurs contours délimités et l’on a également procédé à des tests de ramassage destinés à préciser la densité des vestiges et la localisation des fours. D’autre part, l’exploration des sites a également permis de documenter les structures archéologiques lorsque celles-ci étaient visibles. En effet, l’érosion fluviale laisse parfois apparaître les murs de bâtiments artisanaux, des fours d’amphores ou encore des dépotoirs d’amphores défectueuses. L’échantillonnage des bords d’amphores et l’étude céramologique (1326 dessins) ont permis de dater précisément l’occupation de chaque site et de rallonger considérablement les durées d’occupation proposées, qui jusqu’alors étaient uniquement basées sur les datations livrées par les timbres. L’attention apportée au matériel céramique a également permis de mettre en évidence une production massive d’amphores Dr. 23 sur la majorité des sites concernés par l’étude (17 sur 28), ce qui n’avait jamais été observé précédemment. Ces amphores, produites entre la fin du IIIe s. et le milieu du Ve s. ap. J.-C. et qui succèdent aux Dr. 20 sont à l’heure actuelle peu étudiées. Les recherches menées actuellement sur le Genil vont donc permettre de documenter la typologie des Dr. 23 de ce secteur et de compléter la carte des centres de production. Cette découverte est importance parce qu’elle permet de reconsidérer l’importance de l’activité économique du territoire de la colonie d’Astigi durant l’Antiquité Tardive.
Concernant l’épigraphie de ces ateliers, un total de 536 timbres a pu être recueilli durant ces prospections de surface. Le nombre de timbres découverts par site varie considérablement ; on compte 133 timbres à Alcotrista, quand certains sites n’en n’ont livré aucun. L’ampleur du corpus épigraphique d’un atelier doit être mis en relation avec sa taille et sa durée d’occupation. Parmi cet ensemble d’estampilles on compte 24 exemplaires totalement inédits et 7 timbres connus en contexte de consommation mais dont le lieu de production était jusqu’alors inconnu.
L’atelier de Las Delicias
Connu depuis la fin du XIXe s., ce centre de production occupe 4000 m2 sur la rive gauche du Genil, et a livré quarante timbres différents. Les Dr. 20 produites ici ont été abondamment diffusées entre les années 30 ap. et le milieu du IIIe s. comme l’indiquent les 1080 timbres répertoriés dans la moitié occidentale de l’Empire. Las Delicias est situé à proximité immédiate d’un vaste établissement de type villa, associé à la base d’un probable mausolée situé contre la voie reliant Astigi à l’agglomération secondaire de Segovia. Le site a bénéficié en 1997 d’une série de sondages archéologiques de faible ampleur qui a permis de localiser une zone de fours et un secteur de dépotoirs. La stratégie de fouille mise en place en 2013 dans l’emprise de l’atelier avait pour objectif de mesurer, grâce à l’implantation de tranchées mécaniques, l’état de conservation général des vestiges, de procéder à une analyse spatiale de leur répartition et de collecter des ensemble de mobiliers céramiques susceptibles de compléter les informations existantes. Cette phase d’évaluation a permis de mettre au jour deux longs murs à plan en L, de 31 x 40 m dans l’emprise desquels ont été dégagé des murs de refends ainsi qu’une partie d’un bâtiment à sol en opus spicatum, interprété, à titre d’hypothèse prudente comme une huilerie, sur la foi de la découverte d’un petit tronçon de canal aménagé et d’un bloc cylindrique pouvant appartenir à un contrepoids de pressoir. Dans l’emprise de cette construction a également été mis au jour l’angle d’un bâtiment tardo-antique des IVe-Ve s. Au nord-ouest de cette zone, sur le versant sud du tell formé par l’atelier ont été découverts d’imposants remblais stratifiés et très bien datés (du second quart du Ier s. jusqu’au milieu/troisième quart du IIIe s.), un four circulaire (FR2) qui a été entièrement dégagé ainsi que la façade d’un second four (FR3) et une partie d’un dépotoir daté de la première moitié du IIIe s. En 2014, la seconde campagne de fouille a permis de dégager la totalité de ce qui s’est avéré être une salle équipée de deux pressoirs à vis indirecte, la suite du bâtiment tardif ainsi que les fours 2 et 3 qui ont été explorés exhaustivement. Les deux fours ont fait l’objet de prélèvements archéomagnétiques qui, couplés à des C14 AMS et conventionnelles, devraient permettre de dater assez finement leur période d’abandon. Par ailleurs, l’installation d’une tranchée très profonde entre ces deux unités de cuisson a montré que la stratigraphie dépassait ici 3,10 m d’épaisseur. Enfin, on a pu achever la fouille du dépotoir du IIIe s. et recueillir un abondant mobilier.
Au total, plus de 800 bords de Dr. 20 ont été collectés, la plupart issus d’unités stratigraphiques bien datées, ainsi que 402 timbres dont certains sont inédits ou bien étaient mal datés ou non attribués à Las Delicias. Lors de cette seconde campagne de fouille, ont également été recueillis de très nombreux charbons de bois (4000 restes) ainsi que des lots très abondants de noyaux d’olive carbonisés (3000 restes), fragmentés ou entiers qui indiquent que les grignons résultant de la production d’huile ont été abondamment utilisés comme combustible pour les fours à amphores. L’analyse de ces macrorestes va permettre pour la première fois d’appréhender les questions relatives à la nature du combustible utilisé dans les fours d’un atelier et de mesurer l’évolution des approvisionnements sur la longue durée. Elle devrait également apporter des données nouvelles sur les variétés d’olivier cultivées dans cette région entre le Ier et le IIIe s. ap. J.-C.