AGEMO - Contexte, axes et objectifs
 

Dans son enquête sur l’anatomie du goût, P. Bourdieu affirmait que « le goût, propension et aptitude à l’appropriation (matérielle et/ou symbolique) d’une classe déterminée d’objets ou de pratiques classés et classants, est la formule génératrice qui est au principe du style de vie, ensemble unitaire de préférences distinctives qui expriment, dans la logique spécifique de chacun des sous-espaces symboliques, mobilier, vêtement, langage ou hexis corporelle, la même intention expressive, principe de l’unité de style qui se livre directement à l’intuition et que l’analyse détruit en découpant des univers séparés.  Au fil de ses travaux, P. Bourdieu, en opposition avec les principes de l’esthétique kantienne au XVIIIe siècle, avance que le goût ne se limite pas à l’art et aux objets d’art, mais intervient également dans le « mode de vie ».

En effet, le goût est avant tout l’affirmation d’une culture commune reposant essentiellement sur une collectivité et des valeurs. En tant que phénomène socio-culturel, le goût se construit par confrontation, en réaction vis-à-vis d’un autre groupe ou de l’époque précédente, déterminant ainsi les préférences esthétiques et sensorielles d’un groupe à une époque déterminée. Certains événements macro-politiques (guerre de conquête, colonisation…) peuvent accélérer la transmission d’éléments culturels et l’adhésion à une offre civilisationnelle.

 

Ce projet de recherche propose d’aborder, en comparant et croisant différents types de sources (archéologiques, épigraphiques, iconographiques, littéraires, etc.), la question du goût dans les sociétés phénicienne et punique en Méditerranée occidentale. Pour cela, nous nous interrogerons sur la construction du goût, en nous limitant à deux aspects majeurs que sont l’esthétique et le style de vie.

Tirant profit des progrès de la recherche dans le domaine de la sociologie historique et de la sociologie pragmatique, l’enjeu du projet est dans un premier temps d’analyser les stratégies de distinction que développent les sociétés phénicienne et punique confrontées aux autres cultures méditerranéennes. Dans un second temps, la même analyse portera sur les modes de différenciation entre les acteurs sociaux (élites, marchands, soldats, hommes et femmes, étrangers, etc.). Une grande partie du discours sur l’Autre concerne ses « goûts » et permet de construire, face à lui, sa propre identité : étudier la question du goût signifie donc s’interroger de façon critique d’une part sur la/les identité(s)et l’appartenance socio-culturelle et d’autre part sur les convergences, les contacts, les interactions et les transferts culturels.

 

Ce projet sera également l’occasion de dépasser le cadre des sciences de l’Antiquité, et d’examiner le sujet dans des perspectives d’historiographie et d’histoire de l’art : dans quelle mesure notre connaissance de l’Antiquité phénicienne et punique construit-elle un goût et une vision de cette période ?

Les incidences du contexte historiographique sur la construction de ces disciplines sont diverses, mais de St. Gsell à G. Picard, en passant par J. Vercoutter, l’historiographie n’a fait souvent que reprendre, d’une manière ou d’une autre, des jugements de valeur anciens, véhiculés à satiété par une tradition classique, grecque ou romaine, volontiers hostile à Carthage et à sa culture. De plus, les réflexions sur l’histoire des recherches à Carthage sont, de manière presqu’inconsciente, accompagnées d’une œuvre de poids : Salammbô et toutes les œuvres dérivées du roman de G. Flaubert.

À propos de la représentation de l’Antiquité au cinéma, H. Dumont écrivait : « (…) la mise en scène du passé est forcément aussi un miroir du présent. Toute manière d’aborder des évènements ou des personnages historiques véhicule en priorité des éléments de connaissance et de compréhension de la société qui abrite et produit ce discours ». Cette citation, qui peut s’appliquer à d’autres arts que le cinéma, incite à nous interroger sur l’imaginaire phénicien et punique véhiculé par les arts, et comment le présent et la recherche actuelle se reflètent dans cette interprétation du passé.


 

Les acquis

Ces thèmes nous permettront de revenir, dans une perspective d’histoire sociale, sur les influences et tendances, sur les éléments partagés ou, au contraire, sur les distinctions et la hiérarchisation qui structurent et animent la société carthaginoise et punique.

Au cours des dernières années, la thématique de recherche a été traitée pour le monde gréco-romain et l’espace proche-oriental, mais reste relativement absente des études phénico-puniques. Pour ces dernières, la question des pratiques artisanales et des habitudes alimentaires ou vestimentaires a été seulement partiellement explorée, alors que les dispositions comportementales et les goûts artistiques ont été généralement examinés sous le prisme des paradigmes gréco-romains et de jugements de valeur qui ont souvent déterminé une vision réductrice et trop figée de la société punique.

 

Dans le cadre de sa politique de recherche, l’équipe d’études préromaines du laboratoire Histoire des Économies et des Sociétés Méditerranéennes (HESM) de l’Université de Tunis avait mené à bien un premier projet, en partenariat avec l’université de Toulouse – Jean Jaurès, intitulé « Guerre et religion dans le monde punique » dirigé par Mohamed Tahar, ayant abouti à la parution d’un ouvrage collectif éponyme. Sur le plan partenarial, le présent projet prolonge le précédent, étant donné qu’une grande partie des membres de l’équipe antérieure est reconduite.

C’est dans ce contexte que le laboratoire HESM a fait appel à la Casa de Velázquez et à l’École française de Rome, non seulement pour renforcer une coopération scientifique et institutionnelle internationale, mais pour également encourager le développement d’une action de formation.

 

Tout comme pour le laboratoire HESM, les questions abordées par le projet s’inscrivent dans le cadre des programmes de recherches quinquennaux de la Casa de Velázquez et de l’École française de Rome (2017-2021).

Concernant la Casa de Velázquez, il s’agit en particulier de l’axe 2 : « Circulations, échanges, réseaux ». Cette recherche sur le goût pose la question de la plasticité et de perméabilité du style de vie – et donc des récits ou de la culture matérielle qui l’accompagne –, mais s’interroge également sur la possibilité que la caractérisation d’un goût puisse permettre d’en identifier les aires d’influences. L’aspect historiographique de l’étude et la recherche sur les processus de réécriture d’une histoire punique autorisent un lien avec l’axe 3 : « Patrimoine, héritage, réécritures » : tout d’abord au travers d’une réflexion sur la réception et la transmission scientifiques, et plus précisément sur la manière dont se développe la recherche sur le monde punique face à des études qui ont longtemps été « helléno-centrées » ou « romano-centrées », puis en analysant les modes de construction de l’imaginaire des civilisations phénicienne et punique dans les arts (littérature, cinéma, roman graphique, etc.).

Pour ce qui est l’École française de Rome, ce projet est directement en lien avec l’axe « Norme et sociétés ». En effet, une réflexion sur le goût en tant que style de vie amène assez naturellement à se questionner sur la norme que celui-ci peut avoir, acquérir, mais également soumettre dans les différentes strates de la culture étudiée. Les raisonnements autour de la production et de la diffusion de la culture matérielle, et particulièrement l’influence qu’a pu avoir le goût sur l’ensemble de ces phénomènes, permettent également d’intégrer ce projet à l’axe « Arts et savoir », en proposant par le prisme du goût une étude économique et socio-culturelle des sociétés dans une partie de l’aire méditerranéenne occidentale.

 

Les actions

 

Les actions mises en place dans le cadre de ce projet sur le goût s’articuleront autour de plusieurs objectifs développés à court et moyen termes. Parallèlement à la mise en place de journées d’étude, dont la fonction première sera de créer un cadre propice au dialogue et à la discussion afin de favoriser les échanges entre les différents chercheurs et institutions partenaires, seront proposées des écoles thématiques destinées à la formation scientifique des doctorants et jeunes chercheurs, ce qui leur permettra de prendre part aux travaux du projet, tout en leur laissant un espace de réflexion et de confrontation. La conclusion de ces recherches se fera par la diffusion (publication monographique) et la valorisation des résultats des différentes journées d’étude (blog Hypothèses) auprès de la communauté scientifique.