Description du projet

En focalisant sur les deux expériences impériales française et espagnole, et en se proposant de les comparer de façon systématique, le projet permet d’explorer la diversité et la complexité des modalités impérialistes d’accès aux marchés extra-européens que les Européens ont expérimentés au cours du XIXe siècle, depuis la conquête de marchés coloniaux protégés par des formes variées de mercantilisme jusqu’à la situation « libérale », régulée par un traité de libre-échange, en passant par les différentes formes d’ouverture plus ou moins contraintes.

Ce faisant, il permet d’envisager, à nouveaux frais, les questionnements suivants :

• la question de la libéralisation progressive du commerce dans les colonies à la fois pour les marchands nationaux (métropolitains et créoles) et pour les marchands étrangers : disparition très lente de l’exclusif, démantèlement tardif pour l’Espagne des compagnies de commerce, question du pavillon, résidence des marchands étrangers…

• la question de la pénétration commerciale d’autres puissances européennes dans les colonies espagnoles et françaises (au premier chef le Royaume-Uni), qui conduisit à engendrer parfois des discordances évidentes entre domination politique et domination économique.

• la question de la situation commerciale inédite qu’engendre l’indépendance des colonies américaines (espagnoles, mais aussi françaises) : comment revenir ou se maintenir sur des marchés auparavant dominés grâce au lien colonial ? Le lien colonial antérieur est-il un atout ou un handicap ? À l’inverse, le basculement dans la colonisation formelle (cas français surtout, mais aussi Guinée espagnole, sud musulman des Philippines) change-t-elle fondamentalement les règles du jeu pour les commerçants nationaux et étrangers) ?

• la question de la présence des différents pays européens, et des formes de leur présence (rivalité, concurrence ou collaboration) sur des marchés non-coloniaux jugés cruciaux (Chine, Amérique latine). Pour résumer, nous souhaitons donc explorer les liens entre « commerce » et « drapeau », qui ont toujours été envisagés de façon univoques, soit dans un sens mercantiliste (« le commerce suit le drapeau » pour signifier le caractère décisif de la domination impériale dans l’essor des échanges commerciaux), soit dans un sens libéral (« le drapeau suit le commerce », lorsqu’on préfère insister sur le fait que les intérêts commerciaux sont premiers et que les interventions impériales furent souvent motivées par leur défense), alors même qu’ils n’ont jamais fait l’objet d’une étude systématique sur les terrains que nous envisageons. Le projet a fait l’objet d’une première rencontre exploratoire, à Nice en 2017, qui a permis de définir les contours de l’équipe de recherche impliquée dans sa réalisation et de préciser les objets sur lesquels des enquêtes complémentaires sont nécessaires afin de parvenir au renouvellement des grilles de lecture de la question. À l’issue de cette réflexion collective, deux axes de recherches ont été définis, sur lesquels travailleront les chercheurs impliqués dans le projet sous la direction de deux porteurs, chargés de coordonner la production de données historiques inédites sur le sujet, leur présentation à l’occasion de deux journées d’études ouvertes à des chercheurs extérieurs et leur valorisation dans le cadre de publications dans des revues fortement exposées et pertinentes pour les thématiques abordées.

 

Axe 1 : Les supports institutionnels de la pénétration des marchés extra-européens au xixe siècle (coord. Xavier Huetz de Lemps)

Une première équipe se propose d’étudier la mobilisation par les acteurs du négoce international européen d’institutions publiques (réseaux consulaires et diplomatiques), parapubliques (chambres de commerce, musées commerciaux) ou privées (presse, sociétés savantes) pour soutenir leur pénétration commerciale sur les marchés extra-européens dans le contexte d’une lente mais profonde libéralisation des règles de l’échange. Quoique classique, cette question mérite en effet d’être reconsidérée dans une triple perspective : celle de la thématique de l’empire informel, alors que la réflexion a été jusqu’à présent principalement centrée sur les supports de l’expansion coloniale formelle ; celle du renouveau historiographique récent induit par les approches économiques dites néo-institutionnalistes ou proches de l’économie des conventions ; celle, enfin, de nouveaux terrains, comme l’Afrique noire pré-coloniale, l’Amérique centrale avant le Porfiriat ou encore certains territoires coloniaux d’Asie du Sud-Est (Philippines espagnoles, Indes néerlandaises où viennent s’emboîter l’impérialisme informel des grandes puissances commerciales comme la France et la Grande-Bretagne et, à partir de points d’appui consolidés à l’époque moderne, l’impérialisme informel des deux puissances « souveraines » sur des principautés autochtones vassales), peu envisagés jusqu’à présent par une historiographie focalisée sur certains espaces (l’Inde britannique, la Chine, l’empire ottoman, l’Argentine) ou certaines périodes (la fin du XIXe siècle et l’époque du high imperialism) Protocole scientifique envisagé :

• Période d’une année dédiée à des recherches inédites et à l’établissement de partenariats scientifiques extérieurs au projet (février 2018-février 2019)
• Rencontre scientifique de synthèse au printemps 2019 (UMR TELEMME, Aix-en-Provence)
• Soumission d’un dossier de synthèse en 2020 dans la revue Outre-mers

 
Axe 2 : L’ouverture des marchés coloniaux espagnols et français (années 1770-années 1890) (coord. Martin Rodrigo)

En dépit de l’immensité de la littérature consacrée aux réformes dites du comercio libre dans l’empire espagnol (1778-1828), au commerce des Neutres (1797-1824) ou à l’ouverture des marchés coloniaux antillais et philippin au XIXe siècle, il reste de nombreuses zones d’ombre sur les continuités et les ruptures mises en œuvre, sur le temps long, dans la politique commerciale coloniale espagnole et ses déclinaisons en fonction des territoires et des moments concernés. L’histoire du démantèlement de l’exclusif colonial français et des reconfigurations qu’il impliqua dans le commerce extérieur français, précisément décrite pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, reste aussi à écrire pour la première moitié du xixe siècle, tout autant que celle de la réglementation douanière régissant les nouvelles colonies acquises ou consolidées durant l’imperial meridian français (Algérie, Sénégal, Cochinchine, Nouvelle Calédonie, Tahiti…). À travers l’étude systématique des bénéficiaires de l’accès aux marchés coloniaux et à leurs différents segments (ports privilégiés versus autres territoires de la métropole, métropolitains versus étrangers, navigation versus commerce) et celles des modalités politiques de l’accès à ces marchés (réglementation et institutions qui définissent statutairement les bénéficiaires du monopole colonial, mais aussi licences et permis qui permettent, dans la pratique, de le contourner), le projet entend dépasser l’opposition traditionnellement admise entre protectionnisme et libéralisme pour montrer qu’à toutes les époques, l’accès aux marchés coloniaux a fait l’objet de discriminations politiques favorisant certains acteurs aux détriments d’autres ; mais que ces discriminations étaient l’objet de continuelles révisions et de renégociations prenant acte de l’établissement de nouveaux rapports de force entre les intérêts impliqués au sein du pays.