Argumentaires

En 1839, à l’occasion de la guerre dite des « pâtisseries », la flotte française bombarde le port de Vera Cruz, au Mexique, en représailles à un litige financier impliquant des commerçants français. La même année, le Royaume Uni déclenche la première guerre de l’opium (1839-1842) pour imposer à l’Empire chinois l’ouverture de ses ports aux négociants britanniques et l’Empire Ottoman, soumis à de très fortes pressions diplomatiques, baisse ses tarifs douaniers sur les importations britanniques. Toujours en 1839-1840, l’intervention des grandes puissances européennes – à l’exception de la France – limite, par la convention de Londres, les ambitions territoriales de l’Égypte et une expédition navale anglo-autrichienne au Levant contraint Méhémet Ali à accepter ces clauses. Ces événements concomitants sont incontestablement de ceux qui illustrent le mieux les concepts d’« empire informel » (Informal Empire) et, pour les trois premiers cas au moins, d’impérialisme du libre-échange (Free Trade Imperialism) forgés par les historiens britanniques dans les années 1960, dans le prolongement d’un article célèbre de Gallagher et Robinson1, pour désigner les formes d’une domination non formalisée par la conquête territoriale qu’exercèrent les puissances européennes et, au premier chef, la Grande-Bretagne sur le reste du monde entre, grosso modo, les années 1830 et les années 1860. Au cours de ces décennies, les gouvernements européens n’hésitent plus à intervenir ouvertement dans les affaires de pouvoirs souverains afin de favoriser les intérêts, en particulier commerciaux, de leurs ressortissants, afin d’obtenir des avantages économiques et politiques, afin de promouvoir des politiques locales conformes à leurs intérêts de puissance, alors même qu’ils sont en général contraires aux intérêts véritables du pays dominé. Outre qu’il ne débouche pas sur une abolition de la souveraineté autochtone, ce type nouveau de relations asymétriques serait caractérisé par un dosage variable entre le maniement (ou la menace de son maniement) de la force (les célèbres « canonnières »), les ressources de la diplomatie (les traités inégaux en général et les privilèges extraterritoriaux en particulier) et le jeu plus ou moins orchestré de forces d’attraction de natures variées (le commerce, la finance, la culture, voire la religion…). Le caractère « informel » de cette domination résulterait aussi du fait que ces pressions seraient plus souvent impulsées par les agissements d’acteurs locaux échappant à toute réelle « stratégie » de leurs gouvernements que véritablement exercées dans le cadre de politiques délibérées. Ce n’est finalement que dans le dernier tiers du xixe siècle que ces derniers reprendraient la main et imposeraient de façon de plus en plus systématique au reste du monde les formes de domination beaucoup plus formelles, celles du colonialisme et de l’impérialisme, deux néologismes qui apparaissent justement à la fin du siècle.


L’historiographie britannique n’a cessé de s’intéresser à l’impérialisme à l’époque contemporaine, aux ressorts économiques de la période dite de « l’empire informel », aux causes du passage à l’« high imperialism ». En amont, les transformations profondes de l’empire britannique entre la Guerre de Sept Ans et les années 1830 ont conduit C. Bayly à proposer une chronologie alternative à la partition classique entre premier (époque moderne) et second (époque contemporaine) empires coloniaux et à distinguer un « méridien impérial » (imperial meridian) qui, plus qu’une simple transition, constituerait un âge impérial à part entière dans lequel la lente libéralisation des échanges jouerait un rôle central. Plus récemment, la Global History a contribué à donner une seconde jeunesse à l’idée d’Informal Empire.


En regard de la richesse de l’historiographie dédiée à l’impérialisme britannique au xixe siècle, les expériences française et espagnole paraissent à ce jour encore largement sous-étudiées. Pour l’historiographie française, la succession dans le temps de deux empires coloniaux est longtemps allée de soi et l’on pouvait plaquer sans remords la césure moderne/contemporaine sur l’histoire coloniale sans questionner outre mesure la question de la continuité entre les deux époques, ni envisager celle des transferts de normes, de pratiques et de compétences d’un empire à l’autre. Les conquêtes de l’Algérie ou de la Cochinchine, gênantes par leur chronologie, ont par exemple bien plus été envisagées comme des évènements singuliers, précurseurs de l’expansion coloniale des Gambetta-Ferry, que comme les chaînons manquants d’une histoire impériale française, courant du xviie au xxe siècle. Aussi, entre l’étude sans cesse renouvelée de l’« exclusif colonial » du xviiie siècle et les questionnements classiques sur les relations entre le capitalisme français et l’empire à la Belle époque, s’étend une vaste zone d’ombre de l’historiographie française que seuls quelques travaux dédiés aux grands ports coloniaux français viennent partiellement combler8. Par ailleurs, l’histoire des relations internationales et l’histoire coloniale étant en France conçues comme deux champs de la connaissance historique intellectuellement cohérents et académiquement séparés, la catégorie hybride et instable de « l’empire informel » peine à émerger, même si de précieux travaux ont été consacrés à l’influence commerciale française en Amérique latine, en Afrique ou en Asie.

 

Quant à l’historiographie hispaniste, c’est d’abord pour décrire la pénétration économique et financière de la France et de la Grande-Bretagne en métropole même qu’elle s’est emparée de la notion impérialisme. L’histoire du second empire espagnol, insulaire et de dimensions réduites, s’est longtemps polarisée sur deux épisodes traumatiques : la perte de l’empire continental américain dans les premières décennies du xixe siècle et la perte des derniers joyaux de la Couronne en 1898 (Cuba, Puerto Rico et les Philippines). Cette bipolarisation a entraîné la formation d’une sorte de « ventre mou » qui court de la fin des indépendances américaines (le milieu des années 1820) ou de la fin de la consolidation des territoires rescapés (le milieu des années 1830) au début de la phase des luttes autonomistes puis indépendantistes (les années 1860 à Cuba comme aux Philippines). Des travaux récents ont certes porté sur certains aspects de ces décennies de recomposition impériale, mais le caractère nettement impérialiste des initiatives espagnoles de la fin du règne d’Isabelle II ou les étapes et les formes de la pénétration commerciale des puissances européennes dans les colonies espagnoles restent mal connues.

 

Le projet « Impérialisme, mercantilisme, libéralisme. Les expériences espagnole et française de l’accès aux marchés extra-européens (années 1770-années 1890) » entend donc approfondir la connaissance de ce champ historiographique dans le cadre d’une recherche collective ciblée et ouverte, afin tout à la fois de produire de la connaissance inédite sur le sujet et de poser les jalons d’approches comparatives plus ambitieuses avec d’autres terrains de recherches et d’autres expériences impériales. Ce faisant, il s’inscrit dans le renouveau des études impériales (toutes périodes et tous espaces confondus), mais il entend aussi les renouveler en définissant des objets de recherches resserrés et propices à un comparatisme fécond. C’est dans cette optique qu’ont été définies les deux thématiques sur lesquelles le projet entend organiser une réflexion collective, fondée sur les recherches inédites des chercheurs français ou espagnols de l’équipe et, d’autre part, celles d’historiens ayant travaillé sur des thématiques connexes pour d’autres empires qui seront invités aux rencontres, dans une perspective comparatiste et prospective.