Contextes, axes et objectifs

 

État de l’art

L’intérêt qu’il y aurait à traiter à fond la question de la pauvreté et des formes économiques qu’elle engendre ou qui lui sont liées est apparu à l’occasion de l’organisation d’une école d’été d’histoire économique organisée en 2013 dans le cadre du LAMOP et s’intitulant déjà « Economies de la pauvreté ». Les principaux thèmes qui seront développés plus bas ont été alors abordés et leur approfondissement est apparu aux organisateurs comme une nécessité.

La question de la pauvreté a attiré l’attention des historiens médiévistes français dans les années 1960-1970 mais ne les intéresse plus guère depuis, à quelques rares exceptions près, chez les historiens du travail (en particulier P. Braunstein). La grande enquête menée par Michel Mollat, sur la pauvreté médiévale, semble avoir sinon épuisé le sujet du moins émoussé l’intérêt des chercheurs pour ces questions. Or, quelque novatrices qu’aient pu être ces recherches, elles ont laissé dans l’ombre la plupart du temps les aspects proprement économiques de la question pour se concentrer sur ses aspects spirituels et religieux. Les grandes questions d’histoire sociale que les études sur la culture matérielle, entendue comme étant le rapport des pauvres aux objets, avaient soulevées dans les années 1970 sont depuis longtemps négligées. Elles sont actuellement relayées par des études portant davantage sur l’économie du salut et des réflexions portant sur la nature d’une économie chrétienne que sur les aspects proprement matériels de la vie économique. On pense en particulier aux travaux de G. Todeschini, de D. Iogna-Prat ou de P. Bertrand.

Hors de France, la question a continué d’intéresser un certain nombre de chercheurs. On pense, pour l’Italie, aux travaux déjà anciens de D. Balestracci et à ceux, beaucoup plus proches, de M. Della Misericordia et de Giuliano Pinto qui traitent cependant essentiellement d’assistance et de charité. La question n’a pas fait l’objet d’études récentes en Espagne, malgré les possibilités documentaires offertes ici et là (on pense en particulier à la Pia Almonia de Barcelone).

En Europe du Nord, en revanche, cette question n’a jamais cessé d’intéresser. Les travaux de Chris Dyer montrent comment la gestion des institutions caritatives loin d’avoir une finalité de redistribution a pour fonction de consolider l’assise matérielle et idéologique des élites locales, en donnant de la pauvreté une définition restrictive. En Allemagne, c’est surtout aux travaux de Valentin Groebner, eux aussi anciens, d’ailleurs, que l’on pense. Groebner a, l’un des premiers, étudié la question de l’agency des pauvres, de ce que le recenseur de son livre paru en 1993 (Ökonomie ohne Haus) appelait la débrouille, c’est-à-dire l’ensemble des occupations et des expédients à quoi les misérables sont contraints, et à quoi ils appliquent une ingéniosité considérable, souvent soulignée.

Les approches récentes des économistes (A. Sen) et des sociologues (S. Paugam) fournissent des instruments d’analyse susceptibles d’être mobilisés afin d’éclairer les situations médiévales. Le programme « Conjoncture de 1300 » soutenu par l’École a commencé de le faire, en étudiant les famines et les chertés de la fin du Moyen Âge et en s’interrogeant sur la mobilité sociale. Le haut Moyen Âge et surtout le Moyen Âge central sont restés de côté et la question du paupérisme, aperçue par Mollat mais jamais approfondie par lui, demeure posée. La croissance produit de la pauvreté, que ce soit par le niveau des salaires, par les procédures d’endettement des classes populaires, par la question des loyers, aussi. Elle finit aussi par produire une exclusion que l’attitude à l’égard de la mendicité tempère jusqu’au XVe siècle.

 

Intérêt scientifique du projet et renouvellements problématiques

Les pauvres ne forment pas un groupe social. Ils constituent cependant une catégorie omniprésente dans la société qui ne peut pas être bien comprise si l’on ne comprend pas les mécanismes de production de la pauvreté de même que les problèmes idéologiques qui leur sont liés. Le projet se propose d’étudier les mécanismes de production de la pauvreté entre IXe et XVe siècle, c’est-à-dire durant la période de forte croissance qui marque la fin du haut Moyen Âge et le Moyen Âge central et durant la période difficile qui clôt la période, et ce jusqu’à la reconstruction de la seconde moitié du XVe siècle.

La pauvreté que l’on entend étudier s’identifie à la misère et à l’indigence, c’est-à-dire à la pauvreté économique, celle qui résulte de l’insuffisance des revenus. La première partie de la période considérée a vu à la fois croître la richesse globale de la société et le nombre de ceux dont les revenus sont trop faibles pour assurer la subsistance. La question est à aborder du double point de vue de la propriété et de la rémunération du travail. Si, en ce qui concerne la première période, l’appauvrissement des travailleurs se confond avec l’histoire de la seigneurie, il sera nécessaire de repérer et de mettre en lumière les effets sociaux d’une augmentation du prélèvement concomitant de l’accélération d’un phénomène de concentration foncière. D’autre part, la période de pleine croissance, en bouleversant les rapports entre villes et campagnes a produit des situations de pauvreté jusque-là inédites. On pense en particulier à celles qui sont nées dans la campagne romaine, à partir du XIIIe siècle, dans le cadre de ce que l’on appelle désormais l’incasalamento. D’autres situations méritent l’attention : les conséquences sociales de l’appoderamento de l’Italie du Nord et du centre, celles de la fondation des cascine de la plaine du Pô ont été abordées par les historiens (G.Rippe, G. Cherubini, G. Pinto) , mais ne sont pas connues dans le détail. Enfin, il y a aussi dans la conjoncture de 1300 récemment étudiée par Monique Bourin et son équipe des aspects concernant la pauvreté dont la synthèse demande encore à être faite. Les disettes répétées ont sans doute affaibli physiquement les populations atteintes. Ont-elles aussi entraîné la perte ou l’affaiblissement de leur capital d’exploitation d’une part et engendré de nouveaux transferts fonciers, répondant à des ventes de famine ? La réponse n’est pas assurée et la question de l’affaiblissement des communautés rurales, de l’appauvrissement de leurs membres, doit encore être approfondie, dans le prolongement et à la lumière des travaux sur la disette dans la conjoncture de 1300. Le but de l’enquête est, après avoir cerné les groupes concernés d’étudier les stratégies de survie mises en œuvre, en liaison avec ce que nous savons maintenant du salariat.

L’autre grande question à aborder est en effet celle du salariat, tant urbain que rural, et donc des niveaux de vie atteints par la population laborieuse durant la phase de croissance. Il faut, ici, s’appuyer sur les travaux déjà anciens s’interrogeant sur la question (de La Roncière, Balestracci) et partir à la recherche de catégories sociales particulières, comme celle des pauvres honteux, que les institutions caritatives doivent rechercher, qui travaillent mais n’ont pas de gains suffisants pour survivre. La documentation narrative fait parfois allusion d’une manière qui n’est pas toujours très claire à ces situations : les miracles alimentaires des hagiographies, lorsqu’il s’en trouve, atteignent parfois ces personnes cachées. Les pauvres honteux sont parfois les moins malaisément secourus, parce qu’ils sont recherchés par les institutions spécialisées et notamment par les aumôneries épiscopales ou des confréries comme, à Florence, Or San Michele. Cette forme de pauvreté peut être compatible avec l’exercice de la mendicité. Ch. de la Roncière ainsi constatait qu’une forme de division du travail semblait s’effectuer dans certains couples, entre un homme qui travaillait en chambre et son épouse qui allait à la recherche de secours, en sollicitant protecteurs laïcs et ecclésiastiques, mais en faisant appel aussi à la charité.

Il n’y a sans doute pas moyen de mesurer l’importance quantitative de la mendicité. En revanche, on peut tâcher d’énumérer et d’étudier les nombreux moyens mis en œuvre pour survivre. Le travail est naturellement la question essentielle. Un point en particulier doit être vérifié. On admet en général que, à la campagne, il est avisé d’accepter une succession de petits travaux qui assurent un revenu irrégulier, mais au total élevé, plutôt qu’un poste fixe de valet dans une ferme pour lequel la considération est basse et le salaire annuel peu important. Cela est-il toujours vrai ? En particulier est-il avéré que les pauvres acceptent n’importe quel type de travaux afin de s’assurer au coup par coup, au jour le jour, la détention des quelques pièces de monnaie nécessaires à leur survie, ce qui signifie à la fois l’alimentation mais aussi le vêtement et le logement ? Bref, les stratégies de « débrouille » doivent être mises au jour et leur efficacité évaluée, dans la mesure du possible. Parmi celles-ci, une doit encore être approfondie : le rapport aux objets et en particulier aux objets usagés dont on fait commerce. Le recours au marché de l’occasion est général et touche toutes sortes de choses, les vêtements étant les premiers concernés.

Le lien entre le travail et la pauvreté doit constituer l’un des fils directeurs de la réflexion. Il s’agit, bien sûr, de rencontrer les travailleurs pauvres, mais, plus profondément, de se pencher sur l’agency des pauvres et sur les voies qui s’ouvrent à eux pour agir sur leu propre destinée : la charité demandée et octroyée n’épuise pas la question et, par conséquent, il s’agit pour renouveler la question, de considérer les pauvres comme des sujets qui agissent en fonction de leur volonté et de leurs capacités de réaction face à des situations fortement contraintes.

La seconde question qui s’impose est celle que l’on peut décrire ainsi : déclassement, disqualification, exclusion. Comment les trois termes s’articulent-ils l’un à l’autre et quelles ressources sociales, professionnelles ou autres peuvent-elles être mobilisées pour éviter les situations extrêmes, à savoir la marginalisation et la chute dans la délinquance ou la criminalité ?

On désire donc étudier un problème d’histoire sociale dont les données économiques commencent à être bien connues. C’est de la pauvreté subie, enfin, que nous voulons parler, de celle qui est la conséquence de mécanismes sur lesquels les individus n’ont prise que marginalement. Nous exclurons, par conséquent, tout ce qui a trait à la pauvreté choisie et laisserons de côté les questions de la charité déjà amplement étudiées voici 30 ans par l’entreprise de M. Mollat.



Objectifs et réalisations

Reprendre la question de la pauvreté apparaît comme une nécessité pour étudier les questions liées à la mobilité sociale médiévale. S’interroger sur les laissés pour compte de la période de croissance, sur les perdants de l’expansion, doit permettre de mieux caractériser l’atmosphère social des IXe-XIIIe siècle. Trois directions de réflexion semblent, en l’état actuel des choses, à privilégier.

L’organisation du travail, telle qu’elle apparaît en ville et à la campagne, qui lie travail salarié et endettement, mais qui pose aussi la question de la contrainte et de sa traduction sociale en asservissement serait la première. Cette question se relie à celle de la rémunération, de son niveau et des ses fonctions. Elle amène aussi à poser effectivement la question de l’agency.

L’appauvrissement, ses mécanismes et ses conséquences (disqualification sociale, marginalisation, exclusion), est la seconde direction. La perte de la terre pour les paysans et, en ville, le chômage ou la perte de l’outil de travail doivent entraîner des mécanismes dont la pauvreté honteuse est l’un des symptômes. On cherche à éclairer ces mécanismes. La charité, telle qu’elle est pratiquée par les évêques ou par les institutions caritatives peut montrer comment concrètement s’opère le déclassement.

Enfin, il importe de replacer cette question dans le temps des conjonctures et de rapprocher les mécanismes étudiés précédemment des dynamiques économiques, des processus de transformation à l’œuvre dans la société, du mouvement démographique (jusque et y compris l’effondrement du XIVe siècle), et du rapport de la société aux objets. Être pauvre dans une société pauvre comme l’est celle du haut Moyen Âge n’a pas le même sens qu’être démuni dans une société marquée par la multiplication des objets en possession de chaque individu.

Le but poursuivi est la publication d’un livre collectif qui soit, plus qu’un recueil d’articles, un ouvrage composé. Des réunions qui sont envisagées on tirera des textes synthétiques, les rédacteurs s’engageant à écrire des chapitres de livre et non des mises au propre de leur communication. Les réunions scientifiques auront donc comme but de réunir la matière de l’ouvrage, mais aussi de la mettre en ordre afin de construire des parties véritables s’articulant en chapitres et marquant une progression.


On envisage quatre axes de réflexion :

1. Pauvreté et travail.
2. L’appauvrissement
3. La pauvreté dans les conjonctures médiévales
4. Les économies de la pauvreté dans le bassin méditerranéen (monde chrétien, Byzance, Islam).