SACRÉ. Administrer la foi : les laïcs et la dotation, le financement et l’administration des institutions religieuses. Europe-Amérique (XVIe -XIXe siècle)

Présentation générale

A travers l’étude de l’investissement des laïcs dans les fondations pieuses et les missions, la réflexion que nous comptons mener avec ce projet entend privilégier le point de vue des acteurs sociaux catholiques, tant en Europe que dans les espaces impériaux américains, à travers leurs stratégies, leurs moyens, les modalités de leur participation, leurs sensibilités, leurs attentes eschatologiques. Le terme « d’investissement » doit donc être entendu aussi bien comme un placement de type financier et matériel que comme une participation symbolique, politique et religieuse1. Etudier cet investissement, divers dans son ampleur, ses modalités, sa chronologie, c’est l’envisager comme un « signe » de « l’expérience religieuse », selon les termes qu’Alphonse Dupront applique au pèlerinage2. La quête du salut pour les chrétiens se réalise dans des actions concrètes, dont les promesses de sens sont attendues à la fois dans le monde et dans l’au-delà.

Le regard que nous proposons embrasse une chronologie large, depuis le XVIe siècle, moment de la grande rupture confessionnelle au sein du christianisme et de l’implantation du catholicisme dans l’Amérique ibérique, jusqu’au XIXe siècle, lorsque se redéfinit une autonomie de l’Eglise comme institution, avec une réévaluation de la place des laïcs dans l’action religieuse. L’objectif est de contribuer à éclairer un véritable angle mort dans l’historiographie du religieux, et plus particulièrement de la réforme catholique, qui s’est largement attachée à mettre en lumière le rôle prépondérant et moteur de l’activité déployée et de l’élan donné par la hiérarchie ecclésiastique et les ordres religieux, désignés par le terme englobant et néanmoins problématique d’« Eglise ». Les études sur les dévots, menées notamment par Louis Châtellier, ont effectivement éclairé l’écho des idées réformatrices auprès d’une partie de la population européenne4. En présentant les dévots avant tout comme les relais d’une réforme menée par le clergé, ces travaux ne permettent pas d’aborder tous les ressorts sociologiques et politiques du protagonisme laïc et méritent d’être approfondies. 

La réflexion que nous proposons se situe donc de plein pied dans une histoire sociale du religieux et interroge plus largement sa place dans les sociétés d’Ancien Régime et ses mutations au XIXe siècle. En effet, la perspective de l’action des laïcs invite à réfléchir sur l’intériorisation des normes et des pratiques sociales et religieuses, pour remettre en perspective un certain nombre de réflexes historiographiques. L’idée d’une disciplinarisation sociale menée conjointement par les « églises » et les « états » minore, voire occulte, la densité de l’engagement religieux des laïcs, au-delà du cas particulier du roi, qui, en matière de patronage ecclésiastique, reste la principale préoccupation de l’historiographie. Par ailleurs, l’histoire sociale du clergé qui se développe en Espagne depuis une quinzaine d’années minimise les enjeux spirituels de l’action laïque en s’intéressant principalement à l’Église comme espace dans lequel les stratégies d’ascension sociale des laïcs sont appelées à s’épanouir. 

Il s’agit donc de reprendre l’investissement laïc, sans nécessairement se référer à un dressage par « le haut » ou à une autonomie par « le bas », suivant la proposition d’Olivier Christin sur la formation des identités confessionnelles dans l’Europe de la première modernité. De ce point de vue, nous nous plaçons délibérément dans une perspective qui privilégie la religion vécue, mais qui n’a pas nécessairement pour objectif de la distinguer de la religion prescrite, dans la mesure où prescription et intériorisation s’inscrivent dans un seul et même processus8. C’est encore un moyen de proposer une histoire plus dense de l’exercice du pouvoir laïc en refusant de dissocier les enjeux proprement sociaux ou financiers de l’investissement dans les affaires ecclésiastiques de leurs enjeux spirituels, pour ne pas produire une histoire désincarnée de l’imbrication entre religion et société, une distinction tout à fait anachronique pour la première modernité. Dans ce cadre, investir dans le sacré c’est participer pleinement à la création et au maintien des institutions religieuses qui forment ce qu’on appelle communément « l’Église », une commodité de langage qui charrie des anachronismes dont l’historiographie ne tire jamais les conséquences jusqu’au bout. Or, la reconnaissance d’un ordre du clergé, par opposition à la noblesse et à la roture, ne doit pas conduire à présupposer l’existence d’une « Église » autonome et d’abord animée par ses propres ambitions et par des contraintes spécifiques, dans la mesure où celle-ci est complètement immergée dans le monde laïc. L’envisager du point de vue des acteurs sociaux qui ne se définissent pas au premier chef comme des clercs, c’est aussi interroger le caractère pluriel et multiple d’une entité qui, sous l’Ancien Régime, ne possède pas de réelle autonomie institutionnelle en dehors des contextes sociaux et politiques dans lesquels elle se meut et se construit. 

En interrogeant l’investissement, nous utilisons un terme suffisamment polysémique pour contenir à la fois les questions économiques, celles qui concernent les motivations pour financer les activités relevant du sacré, notamment dans un cadre charitable, et les questions plus larges, liées aux attentes des « investisseurs », qu’elles soient spirituelles ou temporelles. 

Parce qu’elle est au cœur de la création et du maintien des institutions religieuses, la question du financement et, à travers elle, celle du patronage laïc, permet d’envisager la définition même de l’Église. Le jus patronatus est avant tout une notion juridique, « la somme de privilèges accordés par l’Église au fondateur d’une église, d’une chapelle ou d’un bénéfice ». A partir de la notion d’investissement, nous proposons de prendre en compte celle de patronage dans toute son ampleur, autrement dit dans son cadre juridique le plus strict, mais aussi à partir des conceptions et des attentes de ceux qui le possèdent ou souhaitent le posséder, c'est-à-dire aussi bien comme l’exercice d’un pouvoir sur des institutions religieuses que comme la preuve d’un statut social. 

La continuité dans l’histoire du christianisme de la présence de laïcs, et pas seulement de princes, comme fondateurs et bienfaiteurs d’églises, de couvents, de missions, de collèges, mais aussi comme administrateurs de fabriques et de confréries, ne peut être envisagée uniquement comme un trait culturel fondé sur l’évidence. Cette continuité invite à réfléchir aux ressorts d’une participation active dans les institutions religieuses du point de vue des motivations des « investisseurs », qu’elles soient religieuses, sociales et politiques, qu’elles relèvent de l’économie du salut, de la défense de la foi ou de sa propagation, notamment par les missions. 

L’étude de l’investissement laïc dans toute sa complexité implique de revenir sur plusieurs thématiques qui doivent être croisées en permanence. En premier lieu, les aspects financiers de l’investissement laïc doivent être examinés dans toute leur variété. Citons notamment les dots de religion pour les hommes et les femmes, le coût de l’éducation d’un enfant destiné à l’Église (pour les hommes), le coût des bénéfices ecclésiastiques (enfants placés dans le clergé séculier ou régulier), les dons et legs pieux aux couvents, aux paroisses, aux confréries de son vivant et au moment de la mort, les demandes de messes dans les testaments (Pierre Chaunu), les fondations religieuses, le financement de la construction des églises et des chapelles, les frais funéraires, ou encore le financement d’activités missionnaires, proches ou lointaines, autant d’exemples sur lesquels l’historiographie a travaillé très inégalement. En second lieu, il faut repartir de « l’encastrement » social et politique de cet investissement économique en revenant sur les réseaux de vassalité et/ou de clientèle que la participation aux affaires ecclésiastiques permet d’entretenir. En plaçant leurs enfants dans l’église, en proposant des places pour leurs vassaux ou leurs clients dans les institutions religieuses, en occupant enfin symboliquement l’espace de l’église, marquée par leurs armoiries, les fondateurs font de leur église un moyen de renforcement et de légitimation du pouvoir, d’occupation du territoire et de « reproduction sociale ». Enfin, la piété laïque et les stratégies d’imitation et de distinction qu’elle entretient avec le monde ecclésiastique doit être au cœur de l’analyse. Non seulement, la défense et la propagation de la foi sont des motivations cruciales pour les fondateurs, mais encore l’éducation des enfants, le choix des confesseurs, la culture matérielle dévote des laïcs engagés dans la vie ecclésiastique, de même que l’engagement au sein de confréries, ne sont pas dissociables de leur soutien aux institutions religieuses.

Outre qu’il a l’ambition de croiser ces thématiques, ce programme de travail invite encore à saisir comment varie la signification de cette participation pour les acteurs, religieux et/ou laïcs, selon les contextes politiques et sociaux et dans la diachronie. Le choix d’une approche centrée à la fois sur l’Europe et l’Amérique ibérique s’inscrit dans une volonté de saisir les continuités et les ruptures à l’œuvre dans les contextes coloniaux, dont l’essentiel des bases institutionnelles ne diffèrent pas fondamentalement de l’Europe, même si le changement d’échelle peut introduire d’importantes distorsions (vacances épiscopales, faible densité de la présence religieuse, nombre de paroisses). Ordres religieux, paroisses, diocèses, donations, confréries, sont des réalités aussi bien américaines qu’européennes, ce qui réduit fortement la marge d’exotisme souvent attribuée aux espaces dits lointains. Les valeurs attachées à ces institutions sont fondées sur un même corpus doctrinal, redéfini par le concile de Trente au XVIe siècle. Si les sociétés qui naissent dans les espaces américains sont des sociétés nouvelles, marquées par une pluralité culturelle et ethnique et par des hiérarchies socio-ethniques en renouvellement, les modèles de comportement et de définition hiérarchique sont importés de la péninsule ibérique et se réfèrent à des valeurs de noblesse, d’honneur et de distinction communs aux sociétés d’Ancien Régime européennes. 

C’est pourquoi, un des volets de l’enquête vise à mettre en lumière les relations étroites qui attachent l’identité noble à l’investissement dans la propagation de la foi en soulignant la place déterminante, sur ce plan, des enjeux de pouvoir, territorial, seigneurial et patrimonial, aux côtés des préoccupations spirituelles. En travaillant sur la France, l’Espagne et l’Amérique espagnole, nous voulons privilégier le comparatisme et mettre l’accent sur d’éventuelles continuités entre l’Europe et l’Amérique. Dans le cas particulier de la noblesse, les retours sur l’investissement réalisé via les actions pieuses prennent place, certes, au sein d’une pratique dévotionnelle qui ne leur est pas particulière, mais qui peut être distinctive, mais aussi, plus spécifiquement, dans l’affirmation d’un ethos nobiliaire qui repose largement sur le contrôle d’un territoire et des assujettis à leur domination et juridiction seigneuriale. À cet égard, le soutien apporté à l’œuvre de propagation de la foi relève, conjointement, d’un sentiment du devoir dévolu au puissant vis-à-vis de ses sujets et inférieurs, d’une nécessité en termes de perpétuation et d’accroissement du pouvoir exercé, d’une volonté de maintenir et souvent de restaurer la communitas dans la perspective de la quête du salut, vécue à la fois sur le terrain individuel et collectif. Dans cette perspective, la réflexion porte également sur la relation qu’entretiennent le patronage royal, exercé notamment par les monarques ibériques, et celui de la noblesse, qui est aussi un moyen de réaffirmer son autorité seigneuriale à l’heure où l’autorité royale se raffermit.

Ce questionnement n’est pas exclusif à l’Europe moderne et concerne les espaces coloniaux américains, dont il convient de réfléchir à la spécificité. Nous faisons également l’hypothèse qu’il n’est pas non plus exclusif de la noblesse, dont l’ethos constitue une référence largement partagée, imitée, transformée. Espagnols, Portugais et Français, sans être nécessairement des nobles adoptent certains comportements caractéristiques de la noblesse en revendiquant notamment un patronage et un pouvoir sur les institutions religieuses. Ils s’approprient ainsi des espaces et des hommes (paysans, populations indigènes ou esclaves), sur lesquels ils revendiquent une juridiction et un pouvoir avec l’argument de la conversion et de l’évangélisation, mais aussi des institutions telles que les paroisses, les confréries ou les chapellenies, utiles à la reproduction sociale et à la concentration de ressources.