Contexte, axes et objectifs du programme

L’entreprise : un nouvel observatoire des dynamiques rurales

Utiliser le concept d’entreprise permet d’établir des ponts scientifiques entre différents secteurs de la recherche en histoire rurale et d’offrir une autre voie d’accès et d’autres voies d’interprétation à l’étude de l’économie des campagnes de la fin du Moyen Âge, entre croissance et crise. L’« entreprise » est, en effet, un concept opérant qui permet de rassembler et de mettre en synergie des chercheurs et des travaux récents en histoire rurale, dans le domaine du prêt et du financement ; dans le domaine de la qualité des produits et de la combinaison des marchés ; dans le domaine de la circulation des savoirs techniques et des savoirs de gestion ; sur les flux de main-d’œuvre et les formes du salariat. Tous ces secteurs de la recherche ont livré des résultats récents très enrichissants sans pour autant que la démarche heuristique ait mis en valeur la place des entreprises rurales dans tous ces phénomènes. Elle a été souvent sous-évaluée alors qu’elle apparaît, tout au contraire, comme un objet historique propre à combiner une partie de ces démarches et de ces résultats pour faire émerger de nouvelles problématiques. Traiter de l’entreprise permet, finalement, d’aboutir à une reconstitution dynamique des activités de production et d’échange dans les campagnes, à partir de l’examen des circulations et des flux entre les secteurs économiques et entre les espaces ruraux et urbains, le focus étant résolument tourné vers les campagnes.

Le choix des pourtours de la Méditerranée comme espace d’enquête résulte d’un constat autant scientifique que méthodologique. Les espaces de la Méditerranée occidentale (Languedoc et Provence, Couronnes d’Aragon et de Castille, principautés et villes italiennes) offrent déjà un socle de travaux dans lequel le projet peut résolument s’ancrer. Ces avancées scientifiques correspondent aux types de sources disponibles : certes, les sources notariées ne sont pas les seules à offrir de la matière au projet mais elles sont  particulièrement bien adaptées à cette enquête et aux objectifs attendus. Dans ce cadre, petites villes et bourgs sont de bons observatoires des dynamiques rurales : le domaine de l’entreprise ne fait pas exception. Les membres des élites des bourgs et des petites villes sont impliqués dans toutes sortes d’affaires articulées autour d’entreprises. La « grande » ville, proche ou lointaine, n’est pas forcément présente dans toutes ces affaires car petites villes et bourgs sont aussi des centres économiques et des centres de commandement. Sans se détourner forcément de la cité, leurs élites établissent des relations avec elle, des relations qui échappent à la position de sujétion ou de domination très présente dans l’historiographie. En particulier, le relais des petites villes et des bourgs offre aux entreprises rurales des dispositifs de financement en ajoutant au modèle du verlagssystem d’autres moyens et d’autres réseaux. Parfois des réseaux de bourgs se constituent qui intègrent toutes les unités urbaines selon un système multipolaire beaucoup plus complexe que le modèle bien connu de polarité centralisée et exclusivement organisée autour d’une cité. C’est dans ce cadre mouvant, où les relations ville-campagne sont beaucoup plus contrastées que dans les modèles historiographiques traditionnels, qu’étudier l’entreprise rurale prend tout son sens heuristique.

Pour cela, l’entreprise rurale doit être examinée dans toutes ses dimensions, dans tous ses états. Elle doit surtout dépasser le seul secteur de la production artisanale et industrielle où elle est souvent cantonnée. L’entreprise est, en effet, une entrée sur la pluriactivité. Elle permet d’explorer la combinaison d’activités courantes dans les campagnes médiévales, sans chercher à distinguer les activités centrales des activités d’appoint mais, tout au contraire, en montrant la richesse des rapprochements, des combinaisons entre activités agricoles et activités pastorales et autres activités non agricoles tout aussi « centrales » pour les campagnes et relevant du commerce, des échanges, des transports, de l’artisanat et de l’industrie.  C’est justement l’imbrication des affaires, la superposition des activités autour d’un même homme, l’entrepreneur, qui donne une tonalité forte à l’enquête. Interroger l’entreprise à la mesure des individus permet d’appréhender la combinaison des activités et ainsi d’approcher la pratique de la pluriactivité sous une forme qui est souvent ignorée tant celle-ci est couramment associée à la pauvreté ou aux revenus modestes alors que l’entrepreneur participe également d’une forme de pluriactivité médiévale.

Ce programme a été précédé de premières Journées d’étude tenues à la Casa de Velázquez en mai 2013, consacrées aux Bouchers et à leurs  affaires, entre ville et campagne, du XIIIe au XVe siècle. Ces journées ont été conçues, en quelque sorte, comme un exercice de simulation opéré sur un objet particulier : « le boucher et ses affaires », une des figures de l’entrepreneur rural. Les communications qui ont été présentées ont démontré la force heuristique du concept d’entreprise. Derrière la désignation officielle de ces hommes comme « bouchers », souvent héritée des cadres juridiques et institutionnels des métiers, se dévoile la combinaison des affaires. À partir du cas des bouchers, l’historien approche un modèle d’entrepreneur rural, entre villes et campagnes, entre productions et marchés, engagé dans les affaires autour du trafic des animaux et des produits qui en dérivent. Ce sont ses capacités financières et les réseaux qu’il a tissés en exerçant son activité de maquignon dans de larges espaces de chalandises qui lui permettent d’exercer une pluriactivité relevant de sa disposition à jouer de différents secteurs de production et d’échange (industrie, transport) et de sa capacité à dominer les techniques qui y sont associées (compter, mesurer, pratiquer le crédit, établir des changes monétaires ….). Le boucher est, en effet, un entrepreneur dont l’activité est bien souvent inscrite dans des domaines connexes de l’artisanat et de l’industrie dont il alimente et parfois domine les marchés (cuir, laine). Acteur des politiques fiscales, en particulier par la ferme des taxes indirectes levées sur les produits de consommation, le boucher entrepreneur participe également à la gestion communale. Il occupe alors une place spécifique dans l’espace politique, à la périphérie des élites traditionnelles (petite aristocratie, notaires, médecins et apothicaires, pareurs).

Les objectifs et les actions scientifiques

Les actions entreprises dans le cadre du projet ERMO sont guidées par une série de principes : exploitation et promotion des domaines d’expertise des différents partenaires ; création d’espaces d’échanges permettant la diffusion de nouveaux dossiers de sources, la confrontation des idées et le dépassement de l’état de l’art ; promotion de la formation par la recherche en associant les doctorants concernés aux travaux menés dans le cadre du projet ; diffusion des résultats dans la communauté scientifique et auprès du grand public ; valorisation et visibilité des travaux institutionnels et personnels.

Objectifs et actions scientifiques

Décliné en trois thèmes, le projet se veut spéculatif : il entend réunir des chercheurs au cours de trois manifestations scientifiques entre 2015 et 2017 pour : 1) réfléchir sur la notion d’entreprise, sa définition au regard du concept actuel et sa perception à la fin du Moyen Âge ; 2) examiner à partir des dossiers neufs, la réalité des pratiques économiques, sociales mais également les formes d’exercice du pouvoir que ce cadre du travail et d’échange, ce point de fixation des capitaux, engendre dans les campagnes médiévales.

Premier thème. Le financement des entreprises rurales (printemps 2015, Casa de Velázquez)

Le financement des entreprises et les modalités de financement font appel à des techniques mais également à des stratégies exercées tout autant au niveau de la communauté du village, du bourg ou de la petite ville, qu’au niveau de la famille. La question du financement des entreprises rurales doit, en effet, se départir d’un modèle exclusif fondé sur la dépendance des campagnes soumises aux ordres de la ville. Il apparaît, en effet, que si le financement des entreprises rurales peut être assuré par les capitaux de la ville proche, non seulement ce type de flux ne constitue pas le seul apport mais, qu’en outre, l’inscription des capitaux urbains dans l’activité des entreprises des campagnes peut être lu autrement qu’en terme de domination quand elle résulte de l’active promotion exercée par les élites rurales qui ont su tisser, pour leurs propres intérêts mais aussi pour ceux de leurs bourgs, des réseaux dans la grande ville.
Il conviendra, également, d’examiner à nouveau les modalités du « prêt pour entreprendre », un prêt difficile à saisir tant les motifs de l’endettement ne sont que rarement précisés dans les sources. Le prêt n’est d’ailleurs pas forcément accordé par un individu à un autre. Il est aussi opéré par des institutions, en particulier des confréries, dont certaines peuvent se spécialiser dans ce type d’activité. Il faudra sans doute revenir également sur les stratégies familiales qui permettent sinon l’accumulation du capital, du moins sa concentration pour entreprendre, en particulier dans le cadre du couple (dot) ou de la famille (fraternité ou germania). Enfin, il semble bien que l’usage et la maîtrise des circuits complexes de la fiscalité locale offre, par le jeu des transferts d’argent, un apport financier aux entreprises, sur un temps limité à partir du moment où les entrepreneurs, membres des élites rurales, peuvent inscrire leur activité dans la circulation financière de la communauté. Le cas des bouchers ruraux a déjà permis d’exposer la diversité et la combinaison des situations.
Le financement, quelle que soit sont origine, peut s’inscrire dans des parts de sociétés. Elles constituent souvent le socle financier de l’entreprise. Ces parts peuvent faire l’objet d’un marché à l’échelle locale quand elles correspondent à l’achat d’une partie du capital fixe de l’entreprise. Cela a pu être démontré à partir du cas des mines de charbon de Boussagues (Hérault) et plus généralement des parts de mines. L’achat de parts de mule, un investissement fondamental pour toutes sortes d’entreprises rurales et, en particulier, les entreprises de transport, apparaît courant dans les sources catalanes.


Second thème. Travail et entreprise rurale : savoirs, circulations et marchés (printemps 2016, Zaragoza)

Il n’est pas question dans ces deuxième Journées d’études de rejouer le thème de l’industrie rurale, car encore une fois toutes les entreprises, quelle que soit leur place dans l’économie rurale, sont concernées par le projet. Dans la droite ligne de l’historiographie traditionnelle et de la remise en cause des paradigmes qui en sont dérivés, il semble judicieux d’interroger la place qui est impartie au travail dans les entreprises rurales selon trois thèmes (d’autres pourront émerger au cours des échanges que les collaborateurs auront prochainement).
Pour cela, les questions posées concerneront :
(1)    Les savoirs mobilisés dans le cadre des entreprises rurales : savoirs techniques mais également savoirs de gestion car compter, mesurer, pratiquer le crédit, établir des changes monétaires relèvent de savoirs ;
(2)    La main d’œuvre : son origine, ses compétences, ses circulations entre différents lieux, secteurs de production, régions ou districts industriels ; les modalités du salariat.
(3)    La question de la qualité des productions rurales (draps bien évidemment, métaux, terres cuites, cuirs) combinée à celle de la diffusion des artefacts et à la maîtrise des marchés par les élites rurales. Il serait intéressant de rapporter la qualité des productions aux marchés et à leur maîtrise par les entrepreneurs.


Troisième thème.Figures d’entrepreneurs  (printemps 2017, Lleida ?)

Le troisième volet s’attachera davantage aux entrepreneurs. La démarche prosopographique et biographique constituera le fil rouge des Journées du printemps 2017. À partir de la reconstitution de morceaux de vie, il s’agira d’interroger la place de l’entrepreneur dans la société rurale (d’autres thèmes pourront émerger au cours des échanges que les collaborateurs auront prochainement) :
(1)    Sa place dans les institutions de gestion communautaire, ou dans celles relevant de la sociabilité
(2)    Ses réseaux de pouvoir dans le cadre de la société féodale, sans pour autant présager qu’il occupe forcément une situation dominante tant les témoignages réunis jusqu’à présent sont contrastés.
Les journées consacrées aux Bouchers et à leurs affaires en mai 2013 ont déjà livré de riches contributions sur ce thème en proposant la reconstitution de « familles d’entrepreneur » ou de « carrières » d’entrepreneurs ruraux. Cette réflexion autour des individus devrait permettre de proposer une première synthèse des travaux conduits pendant trois ans avant que ne soient organisées les modalités techniques et matérielles de la publication.

Objectifs et actions de formation

Le projet est également un projet de formation. Toutes les institutions concernées sont soucieuses de faire participer les doctorants ou jeunes docteurs dont les recherches rencontrent l’entreprise dans les campagnes aux Journées d’études. Ils seront encouragés à présenter leurs travaux.
Par ailleurs, la présentation de leurs travaux trouvera une place spécifique dans un Atelier dédié aux doctorants. Il pourrait se tenir au cours de la troisième année du projet autour de thèmes dont il serait préférable qu’ils émergent du groupe des doctorants associés au projet. L’étude des Sources des entreprises rurales pourrait constituer un premier volet des thèmes abordés dans l’atelier. L’atelier des doctorants pourrait se tenir à l’université Paris 8 au cours de l’année universitaire 2016-2017, en particulier dans le cadre de l’École doctorale Pratiques et théories du sens qui est codirigée par Catherine Verna [lieu à discuter].


Actions de valorisation de la recherche

Publications des résultats

Les trois réunions prévues, alimentées en amont et en aval par les débats et les échanges entre chercheurs, proposeront un regard décloisonné sur l’entreprise rurale dont la diffusion auprès de la communauté scientifique revêt un aspect primordial. Deux publications sont prévues. L’une offrant l’état de la réflexion autour de la notion d’entreprise rurale et rassemblant la majorité des travaux présentés et débattus durant les trois ans du projet, augmentée de synthèses mettant en perspective les résultats obtenus ; une seconde, consacrée aux seuls bouchers entrepreneurs, consacrés comme figure emblématique du projet. Les publications sont envisagées à la Casa de Velázquez.
Ces publications pourront être complétées par les interventions que les chercheurs participants au projet feront dans le cadre d’événements scientifiques, en particulier dans le cadre de la Sociedad Española de Estudios Medievales dont le congrès se tiendra à Saragosse en 2016.

Mise en place d’une base de données collaborative

Le projet ERMO est l’occasion de mettre en place une base de données collaborative, c’est-à-dire ouverte aux participants au projet et aux membres de leurs équipes. Elle concernera, dans un premier temps, les actes notariés réunis autour de la seule figure du « boucher entrepreneur ». Cette entrée ciblée est apparue adaptée au calendrier du projet, articulé sur trois ans.
La base rassemblera les sources notariées témoignant des activités entrepreneuriales des bouchers, entre villes et campagnes, à partir des travaux déjà engagés sur ce sujet dans le nord de la Catalogne, de Perpignan à Puigcerda, et sur le versant sud des Pyrénées, vers Gérone et Barcelone (travaux de Ramon BANEGAS, Joël COLOMER, Marc CONESA, Antoni RIERA, Catherine VERNA, Sandrine VICTOR). Le labex SMS et l’université de Toulouse Jean-Jaurès avec l’UMR Framespa pourraient être en mesure d’accueillir et d’héberger le projet ; une concertation est en cours. Cette base de données devra être collaborative, ouverte aux travaux des étudiants et à leurs dépouillements. Du point de vue scientifique et afin de répondre au mieux aux attentes du projet ERMO, la base utilisera pleinement les fonctionnalités des systèmes de gestion relationnelle et devra être conçue avec une interface utilisateur par navigateur Web, de sorte qu’elle puisse être accessible par Internet et correspondre à l’envergure internationale du projet.
Il est prévu, dans un second temps, d’exporter les données des relations dans un format utilisable par un des logiciels spécialisés pour permettre la réalisation de graphes relationnels des réseaux des bouchers entrepreneurs.

Perspectives

À partir des résultats scientifiques et pédagogiques obtenus, et fort de son réseau de collaborateurs, le projet ERMO pourrait être l’objet d’un dossier européen (ERC, ESF, PCRD) pour donner une dimension plus large aux travaux effectués et afin de valider les résultats sur d’autres types de documentation.
Une association avec l’École française de Rome est envisagée et dès à présent les Journées d’études sont ouvertes aux chercheurs italiens et aux membres de l’EfR.