La montagne d’Îgîlîz et le pays des Arghen

Enquête archéologique sur les débuts de l’empire almohade au Maroc

Prix d’archéologie 2015 de la Fondation Simone et Cino del Duca

Le programme de recherche La montagne d’Îgîlîz et le pays des Arghen s’intéresse à un haut lieu de l’histoire marocaine et du Moyen Âge maghrébin, jusqu’alors resté totalement inédit sur le plan archéologique. La montagne d’Igîlîz est située dans l’Anti-Atlas, à une soixantaine de kilomètres à l’est sud-est de Taroudant, non loin de la plaine du Sous (fig. 1). Elle est connue par les textes médiévaux pour avoir abrité le lieu de naissance d’Ibn Tûmart, célèbre juriste et théologien berbère qui, au début des années 1120, va initier dans le contexte tribal des grands massifs montagneux du Sud marocain (Anti-Atlas et Haut-Atlas) un mouvement de réforme religieuse radicale : l’almohadisme. La révolution politico-religieuse initialement prônée par Ibn Tûmart devait déboucher, au milieu du XIIe siècle, sur la formation du plus vaste empire qu’ait connu l’Occident musulman durant le Moyen Âge : l’Empire almohade (1147-1269). Longtemps délaissé par la recherche contemporaine et considéré comme définitivement perdu, le site archéologique d’Îgîlîz a été découvert par A. Fili et J.-P. Van Staëvel en 2004. Les travaux d’approche préliminaires (exploration, prospection systématique, premier levé topographique) ont permis de poser en 2009 les bases d’un programme ambitieux de coopération archéologique entre la France et le Maroc. On compte à ce jour (été 2014) cinq campagnes de fouille sur le site d’Igîlîz.

La montagne d’Îgîlîz se présente sous la forme d’une imposante formation calcaire d’orientation ouest-est (fig. 2), qui domine la vallée où se concentre aujourd’hui l’essentiel du peuplement. Défendu par un relief très escarpé et plusieurs lignes de fortifications avancées, son sommet (le « Jebel central », altitude max. : 1354 m) a concentré jusqu’à présent l’essentiel des opérations archéologiques. C’est là en effet que sont implantés les principaux monuments d’époque almohade (fig. 3). Au point culminant du site se déploie la Qasba, vaste ensemble résidentiel réservé à une petite élite et centré autour de deux cours (la zone de commandement et la basse-cour). L’activité dévotionnelle est quant à elle attestée par la présence de deux lieux de culte, dont une grande-mosquée à l’histoire longue et complexe, ainsi que de cavités artificielles (d’anciennes carrières) qui ont servi de lieux de retraite spirituelle et de pèlerinage. L’habitat (fig. 4) proprement dit se répartit en plusieurs secteurs, intra et extramuros. Des citernes assuraient l’approvisionnement en eau des habitants : plusieurs d’entre elles ont été dégagées ces dernières années.

Réalisées dans des conditions parfois difficiles, les fouilles ont déjà livré de précieuses informations sur la séquence d’occupation propre à chacun des espaces concernés. Les données concordantes de la stratigraphie, de la céramologie et des datations au radiocarbone ont permis de confirmer que l’occupation principale du Jebel central remonte au XIIe siècle. Largement désertée après la période almohade, la montagne d’Îgîlîz offre un témoignage remarquable sur la culture matérielle de la région, et surtout sur les modes de vie d’une population montagnarde soucieuse de préserver ses ressources naturelles et son autonomie, tant politique et religieuse. Le mobilier archéologique est particulièrement abondant dans des pièces d’habitat, où il n’est pas rare de rencontrer, sur le niveau d’abandon d’époque almohade, l’intégralité des pièces céramiques laissées sur place par les anciens occupants (fig. 5).

Les objectifs scientifiques

La nature du site étudié tranche avec les orientations majeures des recherches archéologiques sur la période islamique au Maroc qui se focalisent, à quelques rares exceptions près, sur les villes et le fait urbain. Si les vestiges explorés sur le sommet de la montagne d’Igîlîz et sur ses premières pentes ne sauraient en effet être considérés, du fait de leur complexité, comme ceux d’un simple village, le site d’Igîlîz s’inscrit néanmoins pleinement dans un contexte rural. L’originalité du site tient justement dans cette dimension à la fois montagnarde et tribale, ce qui en fait un point d’ancrage particulièrement pertinent pour amorcer une étude historique et archéologique de l’évolution dans campagnes dans les régions présahariennes du Maroc, et au-delà du Maghreb tout entier. Alliant histoire des textes, archéologie de terrain et analyse des vestiges botaniques et fauniques, l’approche interdisciplinaire permet de poser, en des termes renouvelés et à l’aide d’outils adéquats, d’importantes questions sur l’organisation du peuplement depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque précoloniale, ainsi que sur les régimes économiques, agraires et pastoraux, des populations locales dans la longue durée.

Occupée de manière intensive durant le XIIe siècle puis en grande partie désertée, la montagne d’Îgîlîz offre ainsi une chance unique de pouvoir étudier de larges pans de la vie quotidienne d’une civilisation rurale disparue –accès aux ressources, moyens de production (agriculture, élevage), alimentation, artisanat (céramique, métal)– dans une région jusqu’alors presque totalement inconnue du point de vue de la culture matérielle. On mesure ainsi d’autant mieux l’intérêt exceptionnel d’un site qui livre, pour la première fois, l’intégralité du mobilier céramique datant du XIIe siècle, d’autant que s’ajoute désormais au matériel d’époque protoalmohade et almohade un remarquable ensemble de céramiques d’époque moderne. A terme, on peut attendre de ce patient travail de constitution d’un référentiel céramologique qu’il renouvelle totalement notre connaissance sur les productions céramiques médiévales et modernes localisées entre le Haut-Atlas et le Sahara. Les recherches archéobotaniques qui sont menées depuis 2009 parallèlement aux fouilles portent sur l’identification des espèces végétales utilisées sur le site pour la consommation ou l’architecture. Elles ont déjà permis de définir un spectre agro-alimentaire original par rapport à ceux des sites urbains du nord du Maroc, dans lequel se mêlent certaines des plantes typiques de l’agriculture et de la fructiculture méditerranéennes et des espèces plus méridionales, comme le sorgho ou l’arganier. Ce sont ainsi les premiers jalons d’une histoire technique et agro-pastorale particulière à cette région qui se trouvent ainsi posés. Les datations 14C entreprises à la fois sur des semences et du bois de construction permettent d’assurer la chronologie de la consommation ou l’utilisation de ces plantes au sein des espaces fouillés. Le croisement de l’enquête archéobotanique et d’une réflexion archéologique d’ensemble débouche logiquement sur une étude renouvelée, dans son approche comme dans ses modèles, du processus d’apparition de l’institution du grenier collectif (agadir) dans la région.

La fouille d’Îgîlîz permet également de documenter des pratiques religieuses et rituelles jusqu’alors très peu connues, et de mesurer les modalités d’islamisation d’une société tribale rétive à toute autorité émanant d’un pouvoir central. Dans les premières décennies du XIIe siècle, la forteresse implantée au sommet de la montagne sert de cadre à une communauté de dévots voués à la réforme religieuse (ribât), dont l’irrésistible expansion militaire devait aboutir, un quart de siècle plus tard, à la formation d’une nouvelle entité impériale. Les opérations de fouille ont pour objet de mesurer le processus de constitution d’un important pôle de dévotion dans ce milieu de moyenne montagne. Berceau d’une révolution religieuse, le site est également un lieu de culte, d’ascèse et de visite pieuse du temps de l’Empire almohade, avant de servir de cadre à des pratiques rituelles « populaires » (pèlerinages, banquets, magie…).

La montagne d’Igîlîz s’affirme enfin comme un exceptionnel observatoire de la naissance de l’Etat en milieu rural. Au-delà de l’étude des conditions d’apparition, dans les années 1120-1130, d’un puissant mouvement politico-religieux à base tribale, la fouille permet de mesurer le processus endogène de concentration du pouvoir qui est à l’œuvre dans ces montagnes lointaines. Le site constitue par conséquent un précieux objet de réflexion sur la manière dont l’Etat vient à la tribu, question fondamentale formulée par le grand historien maghrébin Ibn Khaldûn à la fin du XIVe siècle, en prenant justement exemple sur les débuts de la révolution almohade. Les travaux archéologiques menés tant dans la forteresse de hauteur que dans les villages médiévaux repérés dans la vallée doivent permettre de mieux comprendre la nature de la relation existant entre la montagne et les lieux de vie des communautés rurales, et de réintégrer ainsi la réflexion d’ensemble dans une riche matière historiographique, celle des forteresses rurales d’époque médiévale, dont la Casa de Velázquez a été la matrice intellectuelle durant les années 1980-1990.

L’ensemble de la documentation collectée sur le site d’Igîlîz et dans ses environs (une vingtaine de gisements archéologiques ont jusqu’à présent été repérés) demande enfin à être homogénéisée dans le cadre d’un Système d’Information Géographique, en cours de réalisation.