Le centre monumental de Baelo Claudia
Évolutions et transformations d'un espace public

LABEL « ARCHÉOLOGIE » 2018-2019
DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

Baelo Claudia, une cité romaine de Bétique

L’agglomération antique de Baelo se situe dans la baie de Bolonia, au cœur du détroit de Gibraltar, à la pointe méridionale de l’Espagne, sur le territoire de la commune actuelle de Tarifa (province de Cadix, Andalousie). Strabon signale qu’elle fut sous l’Empire le principal port d’embarquement pour Tanger, ainsi qu’un important centre de production de salaisons de poissons (Géographie, III, 1-8). Ses vestiges occupent une superficie d’une dizaine d’hectares intra-muros. Les premières occupations dans la baie remontent au IIe siècle av. J.-C., mais la première véritable agglomération date probablement de l’époque augustéenne (Sillières 1995, 53). Cette petite cité de Bétique obtint vraisemblablement sous le règne de Claude le statut privilégié de municipe romain. À partir de cette date, la ville fut dotée d’une nouvelle parure monumentale (fig. 1). Au IIIe siècle, des traces de ruines des édifices antérieurs, probablement liées à un séisme, ont été constatées. La ville se transforme alors mais ne disparaît pas et l’occupation se maintient longtemps après la fin de l’administration provinciale romaine en Hispanie, jusqu’à la fin du VIe siècle voire au début du VIIe siècle apr. J.-C, au cœur de la période wisigothique, quand elle est définitivement abandonnée. Son abandon au début du VIIe siècle a permis une bonne conservation de la ville antique, ce qui en fait un jalon essentiel dans notre connaissance de l’urbanisme des cités romaines de la péninsule Ibérique, et de l’Occident romain.

Historique des recherches

Les vestiges de la ville antique ont été redécouverts dès le XVIIIe siècle, mais les premières grandes fouilles ont été réalisées entre 1917 et 1921 par P. Paris et G. Bonsor. Elles ont permis de dégager le théâtre, le capitole, une partie du quartier méridional des fabriques de salaisons, ainsi que de larges secteurs de la nécropole orientale. Après un temps d’abandon, les recherches archéologiques ont repris entre 1966 et 1990 sous la conduite des archéologues de la Casa de Velázquez et se sont concentrées sur le centre monumental de la cité qui est aujourd’hui un des mieux connus de l’Hispanie romaine (fig. 2). Toutefois, l’histoire du forum présente encore des zones d’ombre. Au sud-est, il demeure un édifice méconnu, repéré seulement lors de petits sondages effectués en 1990, et appelé depuis, en l’absence d’études approfondies, le monument du sud-est. Par ailleurs, la vue d’ensemble de l’histoire du forum proposée par P. Sillières (1995, pp. 57-63) reflète les difficultés à présenter une synthèse historique de son évolution, en raison de fouilles ayant souvent négligé les niveaux tardifs pour se focaliser sur la ville du Haut-Empire. Les publications du macellum (Didierjean, 1986) et du temple d’Isis (Dardaine et al., 2008) font en partie figures d’exception, par l’attention qu’elles ont portée aux différentes phases des édifices. L’étude du secteur sud-est permet aujourd’hui d’approfondir ces différents aspects.

Objectifs et premiers résultats du programme pluriannuel

Les recherches menées sur le forum de la ville ont donc repris en 2012 dans le cadre de ce programme de recherche pluriannuel de la Casa de Velázquez, sur la marge orientale de l’îlot monumental, un des derniers secteurs non fouillés du forum (fig. 2). La zone d’intervention couvre environ 450 m2. Elle est délimitée au sud par le decumanus maximus, à l’est par le cardo 4, à l’ouest par le petit couloir d’accès au forum longeant la basilique et au nord par les vestiges de la dite « grande domus » partiellement fouillée en 1975.

« Grande domus » ou édifice civique ?

Les recherches menées sur ce secteur et qui portaient à l’origine sur l’identification et l’étude dudit « monument du sud-est », ont conduit à l’exhumation inattendue d’une partie de la « grande domus » comprenant un petit péristyle formé de trois colonnes sur quatre autour duquel s’organisent les différentes pièces et accès de l’édifice. Néanmoins, il ne paraît pas assuré, à ce jour, que cet édifice fut bien une domus  ; l’avancée prochaine des recherches permettra de préciser sa fonction.

Le grand édifice monumental

Les fouilles ont montré que cette dite « grande domus » a été amputée de sa partie méridionale, avant le IIIe siècle, par la construction d’un autre édifice au caractère monumental marqué, anciennement dénommé « monument du sud-est » (fig. 4). Cet édifice présente une architecture et une décoration originales et singulières à Baelo et même en Hispanie. Il s’organisait autour de deux salles : un atrium tétrastyle et une seconde salle, revêtue d’un dallage de marbre polychrome et fermée sur trois côtés par des murs podiums vraisemblablement pourvus de niches pouvant abriter des statues, dont quelques rares fragments ont été mis au jour. Ces découvertes suggèrent qu’il s’agissait d’un édifice destiné à l’exposition d’un groupe statuaire, de nature encore indéterminée, mais qui en font nettement un espace à finalité publique, sans qu’il soit à ce jour possible de déterminer s’il s’agissait d’un monument civique ou collégial.

Les occupations tardives du forum

L’édifice monumental public et le portique ont également été réoccupés entre la fin du IVe et le VIe siècle apr. J.-C. par des structures de nature domestique et artisanale relevant de quatre époques d’occupations différentes. Ces constructions s’appuient sur des murs préexistants ou construits ex nihilo avec des matériaux de réemploi. Les sols en terre reposaient sur des préparations en pierres ou en galets (fig. 5). Les fouilles conduites sur ce secteur ont également permis de mettre au jour les fondations d’un très grand édifice tardif (18 m sur 13 m) installées sur les vestiges arasés de précédentes occupations tardives. En raison du fort arasement des vestiges, la datation de cet édifice, comprise entre le VIe et le XIXe siècle, est encore difficile à préciser.

Les études de mobilier

Le mobilier mis au jour dans ce secteur est d’une richesse considérable (monnaies, céramique, statutaire, restes organiques, …). Ce sont surtout les masses de tessons qui dominent notamment dans les stratigraphies des époques tardives. Non seulement ce matériel est d’un intérêt précieux pour fixer la chronologie des horizons stratigraphiques, mais il renseigne également sur la qualité de la ville et le mode de vie de ses habitants. La mise au jour et l’étude systématique par échantillonnage de toutes les catégories de céramiques (vaisselle de table, de service, de préparation, récipients à cuire, de stockage ou de transport) ont permis de montrer la permanence de l’insertion de Baelo dans des circuits commerciaux interprovinciaux (Bétique, Lusitanie, Afrique) à une époque où la ville est supposée avoir décliné. De nombreuses productions locales ou régionales longtemps négligées par les études céramologiques ont également été caractérisées. Par ailleurs, l’étude des restes organiques, en particulier ceux issus des rejets de consommation, a révélé l’existence d’une importante activité de débitage de bœuf et de thon dans l’Antiquité tardive (fig. 6). Cette activité témoigne à la fois du maintien d’une forte demande locale en viande et donc d’un peuplement relativement important de la ville, ainsi que de la survivance d’une activité de pêche et très probablement de fabriques de salaisons, une activité de tradition séculaire à Baelo.