JURIDIC

Circulation des cultures juridiques dans l’espace euro-atlantique (XVIe-XXIe siècles)

Depuis bien longtemps, les sciences humaines doutent que l’antinomie des normes et des pratiques puisse offrir un cadre d’analyse pertinent des sociétés contemporaines et de celles du passé. En effet, nombre d’historiens et d’ethnologues refuse de caractériser les règles officielles et les comportements des acteurs comme les deux branches d’une alternative. Plusieurs raisons ont conduit à cette évolution. D’abord, l’opposition entre libertés formelles et libertés réelles, ou ce qui revient au même entre égalité formelle et égalité réelle, a cessé de jouer un rôle majeur dans le débat politique des trente dernières années. Ensuite, les historiens sont devenus de plus en plus attentifs à la matérialité des documents dont se nourrissent leurs enquêtes, et du même coup ils ont pris conscience que toute archive est un produit institutionnel dont le dispositif est commandé par des normes. Enfin, l’approche micro-historienne a mis à jour non seulement la vigueur des relations que les acteurs profanes entretenaient avec les normes savantes, mais encore leur capacité d’action dans le cadre que leur imposait les institutions judiciaires et administratives (urbaines, seigneuriales, épiscopales, royales, impériales).

Tant les transformations sociopolitiques que les débats théoriques des dernières décennies ont conduit les ethnologues à remettre en question les conceptions de la société ou de la culture comme ensembles clos définis par des normes partagées qui, tout implicites qu’elles sont, pourraient être conçues sur un modèle juridique. Les efforts pour théoriser de la pratique, le développement d’approches pragmatistes et l’influence de l’anthropologie linguistique ont joué un rôle important dans ces changements. En retour, l’abandon d’une conception de la pratique comme application (plus ou moins imparfaite) de normes sociales a permis de saisir la spécificité de la normativité, des procédés et des institutions juridiques.

Cette évolution n’est pas sans incidence sur les pratiques de la recherche. En effet, en prenant au sérieux l’héritage des architectures normatives, les historiens ont accepté de croiser des temporalités de nature différente : ils confrontent le temps des événements politiques ou des conjonctures économiques à celui de la longue durée des cultures juridiques et des régulations coutumières. Ce faisant, ils ont transformé l’enquête historique en recherche anthropologique. En effet, non seulement ils ont appris à assumer la diversité des temporalités à l’œuvre dans toute société, mais encore ils ont appris à tenir le passé de leur propre société très à distance de leur expérience contemporaine. Car, l’incorporation de la dimension juridique a déconstruit les généalogies héritées du 19e siècle qui s’étaient attachées à renouer une longue durée de l’histoire commune par-delà les ruptures révolutionnaires et l’avènement du libéralisme.

Ce travail de l’histoire sur elle-même dans son rapport au droit a abouti à une atténuation de la séparation disciplinaire entre histoire et anthropologie. Les ethnologues, de leur côté, font le deuil de la possibilité de décrire des sociétés qui, par hypothèse, n’auraient encore établi aucune relation structurante avec les sociétés colonisatrices ou avec les Etats dépositaires de la souveraineté territoriale. Le constat d’une mise en contact profonde des sociétés qui font l’objet des monographies ethnologiques avec les administrations ou les systèmes économiques globaux est désormais général. Cette démarche ne réduit pas l’effet de ces rapports à un processus unilatéral de domination et d’uniformisation.  Ainsi, tenant compte de l’englobement institutionnel des sociétés traditionnelles au sein des Etats souverains, les ethnologues ont étendu la notion de « contemporain » à toutes les sociétés connues. L’usage de cette catégorie découle, pour l’essentiel, de la prise en compte à la fois des régulations traditionnelles observables et des interactions avec les administrations d’Etat et avec le droit formel. La question de la contemporanéité ainsi posée commande des démarches ethnographiques qui sollicitent une certaine profondeur historique – depuis l’archéologie des traces matérielles jusqu’à l’histoire coloniale. Ainsi, les anthropologues bâtissent-ils eux-mêmes le caractère historique de leurs objets. Et par un effet de retour, les problématiques de l’ethnologie, telle que l’analyse des fonctions rituelles, ou ses manières de faire, telle que la description multi-située des interactions sociales, exercent une influence croissante sur la façon dont les historiens reprennent à nouveaux frais les enquêtes sur le fonctionnement des institutions dans les sociétés européennes elles-mêmes.

Les historiens et anthropologues qui proposent de développer cet axe de recherche à la Casa de Velázquez poursuivent trois objectifs. D’une part, ils souhaitent confronter leurs approches en s’interrogeant sur la façon dont leurs traditions disciplinaires ont évolué dans leurs rapports réciproques. Mais il ne s’agit pas de proposer un débat abstrait et général sur l’effacement des marqueurs disciplinaires. En effet, notre travail en commun veut saisir, d’autre part, les effets de la prise en considération du domaine des normes juridiques dans la conduite de l’enquête en sciences sociales. Là encore, il n’est pas question d’organiser une discussion de nature méthodologique, mais de vérifier un certain nombre d’hypothèses à partir de terrains partagés et d’objets communs. Car, dernier point, historiens et anthropologues rassemblés dans ce programme, confrontent les résultats de leurs travaux en cours sur les sociétés ibériques de l’espace atlantique du 16e siècle à nos jours. La fondation de sociétés coloniales en Amérique, en Afrique et peut-être même en Europe, puis les différentes sorties de la situation coloniale sont autant de territoires de l’enquête qui permettent de tester un certain nombre de propositions sur les relations que les personnes et les groupes entretiennent avec les ordres normatifs, dans un large éventail de configurations politiques.