La distance est d’abord géographique et désigne l’intervalle entre deux points. À ce titre, il s’agit d’une notion centrale en géographie car elle figure parmi les déterminants de l’organisation spatiale des activités humaines. Néanmoins, la notion de distance ne se limite pas à la mesure métrique de l’éloignement et de la proximité : la dimension sociale de la distance est extrêmement riche et pourrait fgurer au rang des « concepts nomades » des sciences humaines. La distance est avant tout une facette du monde social qui repose sur les interactions et la communication des hommes entre eux. Aussi peut-on dire avec Jacques Lévy que « la combinaison du contact et de l’écart a été une caractéristique majeure de l’histoire des sociétés. » [Lévy, 2009]. La distincton de P. Bourdieu [1979] -inspirée de la sociologie historique de N. Elias- mesure la correspondance entre les écarts des capitaux culturels et économiques des groupes sociaux afn d’établir une sorte de cartographie du champ social : une distance socioculturelle structure le champ social et les comportements des individus. Ce constat, bien que nuancé par la prise en compte de la variété des choix individuels [Lahire, 2004], semble toujours d’actualité [Coulangeon, Duval, 2013].

La distance entre gouvernants et gouvernés est aussi une manière d’approcher les réalités du pouvoir. L’écart dans le langage, la culture et les intérêts entre le pouvoir souverain et ses sujets ; la transmission et la transformation des messages passés entre les mains de plusieurs intermédiaires éclairent le dispositf complexe de la « chaîne de commandements » et des réponses des acteurs aux injonctions du pouvoir : par exemple, les débats autour de justice et police de proximité [Fassin, 2011 ; Barriera, 2013] montrent le rôle de la distance dans le maintien de l’ordre. Par ailleurs, l’affirmation grandissante d’un village global [McLuhan, 1962] ou de technologies abolissant les distances et reliant tous les individus diffuse l’idée (en partie fausse) d’une disparition des États et plus généralement de toutes formes d’intermédiarité [Weissberg, 1999 ; Dollfus, 2001]. Le projet « vaincre la distance » a pour objectif d’analyser les dispositifs pratiques de natures politiques, culturelles et sociales mis en place par les gouvernements et leurs acteurs pour rompre la distance géographique, mais aussi socioculturelle, afn de maintenir leur domination sur de vastes territoires.

Vaincre la distance est une référence à la formule de la Méditerranée de Fernand Braudel [1947] à propos de l’empire de Charles Quint : « La distance : ennemi numéro 1 ». Avec les conquêtes et les expéditons maritmes les monarchies portugaises et espagnoles ateignent au 16e s. des dimensions jusque-là inédites. Une intense réfexion sur la meilleure forme du gouvernement a immédiatement été conduite dans le même temps que les conquérants improvisaient souvent in situ la geston du nouveau pouvoir. Comment projeter et maintenir à distance l’autorité, une relaton qui reposait alors sur le lien de fdélité personnel avec le roi compte tenu de moyens techniques encore limités ? Les tentatves de réponses furent multples, souvent théoriques et normatves, mais la plupart du temps elles suivirent sur le terrain une casuistque imposée par les diversités réalités et organisatons politques auxquelles furent confrontées Espagnols et Portugais en Europe, en Afrique, en Amérique et en Asie. L’expansion des monarchies ibériques impliqua la difusion et l’adaptaton de formes d’organisatons sociales et d’insttutons politco-administratves à grande distance [Cardim in O. Mazín et Ruiz Ibañez J.J. (éd.), 2012].

Ainsi, les empires sont caractérisés par une extension qui, traduite en temps de parcours et en coûts de mise en communicaton dans les conditons techniques de leur époque s'avère sans équivalent de nos jours. Ils sont caractérisés par la coexistence en leur sein de systèmes économiques, culturels, religieux, sociaux et politques diférents ; dont les frontères créent à leur tour des rugosités qui accroissent encore les distances. On peut faire l'hypothèse qu'ils n'existent que dans la mesure où ils ont su pu développer en leur sein et préserver des mécanismes qui fonctonnent comme des réducteurs d'extension et ramènent leur taille, mesurée en unités scalaires politques, à des quanttés compatbles avec la préservaton de leur contnuité spatale. « La coprésence, la mobilité et l'ubiquité... sont les trois principaux moyens de lute contre la distance » [Lévy, 1994]. Ce sont eux que nous rechercherons dans les systèmes que nous allons étudier. Nous verrons comment ils se combinent dans le gouvernement de ceux-ci, comment ils interagissent avec les espaces concernés. Nous chercherons à mesurer l'efcacité de ces interactons et son évoluton dans le contexte changeant des conditions du moment. Nous décrirons, avec une spéciale atenton, les formes insttutonnelles dans lesquelles ces mécanismes s'incarnent et les connexions qui les montent en réseau, qu'elles soient juridiquement formalisées ou reposent seulement sur des pratiques partagées. Nous parlerons évidemment beaucoup des États, car la gestion du politique est très évidemment leur afaire ; mais aussi des instances de gouvernement d'échelle provinciale et locale dont il est aisé de faire l'hypothèse que l'extension même des ensembles impériaux accroît le rôle structurel. Nous traiterons tout autant de société, de religion, d'économie, de culture et de représentation, car le gouvernement des hommes mobilise les acteurs dans toutes leurs dimensions.

Le coeur du projet porte sur les empires espagnol et portugais des 15e-19e siècles : deux vastes espaces politiques cumulant similitudes et différences et dont la comparaison s’avère particulièrement féconde [Cardim et Lluís Palos (éd.), 2012]. L’histoire politque et sociale des empires est partculièrement dynamique aujourd’hui : débarrassée d’anciens schémas natonalistes ou coloniaux, elle devient un moyen de repenser les confguratons sociales à différentes échelles [Burbank, Cooper, 2010]. À ce titre, l’historiographie des empires ibériques se révèle particulièrement prolifique [Cardim, Herzog, Ruiz Ibáñez, et Sabatni (dir.), 2012] : les histoires comparées et croisées des deux empires sont au coeur de l’actualité historiographique et des travaux récents ont montré toute la pertinence d’une telle mise en perspective. Les empires ibériques consituent des objets pionniers dans l’analyse historique des réseaux sociaux [Dedieu, 2005 ; Lemercier, Guzzi-Heeb, Bertrand, 2011].