La Sierra de Carthagène

Les mines et la métallurgie du plomb-argent à l'époque romaine

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Avec la région minière de Mazarrón, à une trentaine de km à l’ouest de la ville, la Sierra minera de La Unión fut en grande partie à l’origine de la fortune de Carthago Nova. Vingt siècles plus tard, elle redonnera son lustre à Cartagena ; l’exploitation minière reprend en effet en 1840 et ne faiblira pas jusqu’au tout début des années 1990. Près d’un siècle et demi d’exploitation intense qui devait déployer des moyens toujours plus importants, et destructeurs, eut raison d’un patrimoine archéologique sans doute extraordinaire à en croire les observations consignées par écrit par les nombreux ingénieurs des mines qui, à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du suivant, se succédèrent sur les lieux pour organiser et rentabiliser l’activité industrielle. Le contexte fut longtemps défavorable à l’archéologie. Les premières recherches sont à mettre à l’actif de Claude Domergue, professeur d’archéologie émérite à l’université de Toulouse II-Le Mirail, dans les années 1960 et 1970, alors que l’exploitation battait son plein. La synthèse qu’il publia en 1987 et sa monumentale thèse sur les mines romaines de la péninsule Ibérique publiée trois ans plus tard restent encore aujourd’hui le point de départ de toute recherche sur l’activité minière et métallurgique antique dans le district de Carthagène. Elle a été élaborée à partir des archives des compagnies minières, des rapports des ingénieurs des mines et des propres observations de l’auteur sur le terrain. Les travaux postérieurs ont été ponctuels et ne complètent cette synthèse que sur des points de détail.

Les recherches archéologiques démarrées en 2008 ont pour objectif de réactualiser cette synthèse. Le lieu choisi est un petit massif culminant à 268,53 m dominant à l’ouest la baie de Portmán (fig. 1), le Cabezo del Pino, situé au cœur de la Sierra minera, aujourd’hui une vaste friche industrielle marquée par près d’un siècle et demi d’exploitation ininterrompue. Relativement épargné par les Modernes, le cabezo renferme un vaste réseau minier souterrain accessible depuis le vallon de la Rambla del Abenque qui borde le versant ouest du massif. D’autre part, des vestiges d’installations de surface d’époque romaine ont été repérés en prospection sur son flanc est. On l’aura compris, les travaux se déroulent sur deux fronts et ont pour vocation à recueillir des données nouvelles sur l’ensemble de la chaîne opératoire de la galène argentifère, de la mine au lingot, sur la chronologie de l’activité et son évolution, les conditions techniques dans lesquelles elle s’est déroulée de même que sur ses acteurs.

Travaux archéologiques dans la mine de la Rambla del Abenque (2008-2014)

Placées sous la responsabilité de Jean-Marc Fabre (IR CNRS, UTM), plusieurs campagnes de prospection ont permis de reconnaître peu à peu sous le Cabezo del Pino un vaste réseau minier remontant à l’Antiquité. À ce jour, plus de 4 ha de travaux ont été explorés, et plus de 2700 m topographiés sur un dénivelé de plus de 55 m. Deux phases principales d’exploitation peuvent être distinguées d’après la nature, l’aspect et l’organisation des travaux ; l’une, moderne, correspond à la période de la reprise de l’extraction au XIXe siècle mais certains secteurs s’inscrivent dans une période encore plus récente (milieu du XXe siècle). Elle se caractérise par les grands volumes exploités, notamment de vastes chambres d’extraction communiquant avec le jour par de grands puits, et l’utilisation de la poudre comme technique d’extraction. La phase ancienne a pu être datée de l’époque républicaine romaine (IIe-Ier siècle av. J.-C.) grâce à la découverte, au gré des prospections, dans des secteurs éloignés du jour, de tessons de céramiques, essentiellement des amphores italiques Dressel 1 et Lamboglia 2. Une première typologie des travaux miniers anciens a d’ores et déjà été établie : galeries taillées au pic, de profils variés, le plus souvent ovoïde, reliant des chambres d’exploitation entre elles ou y donnant accès. L’ensemble de ces travaux, souvent colmatés par des déblais, pour partie résultant de l’exploitation moderne, s’organise autour d’un important dépilage subvertical relativement étroit, reconnu sur plus de 200 m de longueur et une quarantaine de mètres de dénivelé. Certains secteurs, dans la partie est du réseau notamment, accessibles uniquement grâce à la mise en place d’équipements de type spéléologique, sont restés pratiquement intouchés depuis l’Antiquité (amphores romaines en surface). Mais certaines autres parties de la mine, en profondeur, sont des zones dangereuses (instabilité de la roche, effondrements, murs de stériles…) qui interdisent malheureusement la poursuite de l’exploration des travaux anciens.

L’exploration du réseau a été complétée en 2012-2013 par des observations sur l’encaissant et les minéralisations exploitées par les Anciens. L’objectif était de dresser la cartographie métallogénique la plus précise possible du réseau minier et de pouvoir tirer des conclusions sur les stratégies d’exploitation mises en œuvre par les Anciens. Si elles ont confirmé que les travaux se sont développés sur une minéralisation subverticale de Pb/Ag, elles ont montré que l’exploitation antique a concerné aussi d’autres structures, parfois horizontales, en marge du filon principal, et où le fer domine. Quelques indices laissent penser que ces structures d’oxydes de fer contenaient aussi du Pb/Ag. Il est en revanche plus difficile de déterminer la part des travaux antiques dans cette exploitation.

Parallèlement, une dizaine de sondages stratigraphiques ont été pratiqués en différents endroits de la mine, tant dans des galeries de liaison que dans des chantiers d’exploitation. D’extension généralement limitée, ils ont eu pour objectif d’étudier la nature et la dynamique des remplissages et de recueillir, en stratigraphie, du mobilier archéologique. Des fragments de céramiques, pour la plupart antiques, ont été trouvés dans des remblais encore en place ou déplacés par les Modernes. Les observations effectuées et les éléments recueillis ont confirmé que l’ensemble de la mine était exploité dès l’époque républicaine, puisque ces céramiques se retrouvent partout, dans le réseau de l’entrée, dans le réseau est, et dans différents secteurs du grand dépilage, tant dans les chantiers inférieurs que dans les chantiers supérieurs, et notamment dans les zones les plus éloignées de l’entrée actuelle. Il apparaît donc que la fin de la République romaine (IIe-Ier siècles av. J.-C.) est la principale phase d’exploitation du gisement, que les reprises modernes, bien identifiées, n’ont pas profondément bouleversée. C’est là un des apports principaux des campagnes effectuées depuis 2012 : l’aspect actuel de la mine de la Rambla del Abenque est, à peu de choses près, celui de la mine à son abandon, seulement reprise par endroits par les Modernes qui en ont élargi certains secteurs, comme les chambres d’exploitation. La morphologie des travaux anciens apparaît de son côté particulièrement bien adaptée à celle des minéralisations (fig. 2).

Le complexe métallurgique du Cabezo del Pino

Parallèlement aux travaux dans la mine, des fouilles sont menées depuis 2008 sur le flanc est du Cabezo del Pino (fig. 3), à l’emplacement d’une des 2000 anciennes concessions minières répertoriées dès les premières décennies de la reprise de l’exploitation dans la second moitié du XIXe siècle et dénommée « Presentación Legal ».

Le site est occupé par un complexe d’installations d’époque républicaine et impériale (IIe siècle av. J.-C. – Ier siècle ap. J.-C.) dédiées au traitement du minerai, minéralurgique (lavage) et peut-être aussi métallurgique, comme le suggère la découverte de plusieurs rouleaux de litharge en 2012 et 2013. La topographie accidentée des lieux, l’importance des niveaux de colluvionnement naturel et des déblais d’une halde minière moderne ont rendu compliqué l’accès aux vestiges antiques aménagés selon une disposition étagée adaptée à la pente du cabezo. L’utilisation d’engins mécaniques dès 2011 pour enlever les morts-terrains n’a pu se faire de fait que dans un seul des trois secteurs de fouille ouverts depuis 2008. La synthèse présentée ci-dessous intègre les données obtenues lors de la campagne de juillet 2014 qui nous ont amenés à revoir les conclusions tirées des campagnes précédentes, en particulier sur la chronologie et l’évolution du site.

- Secteur 1. La progression de la fouille a été longue en raison de la puissance des remblais modernes mais aussi antiques, ces derniers liés à une réorganisation complète, au début de l’Empire, d’un premier atelier de lavage d’époque républicaine. La plus grande partie des structures mises au jour (bassin hydraulique d’une capacité de 6 m3 ; grands murs de terrasses) appartiennent en effet à la phase impériale. Cependant, la disparition des niveaux d’occupation empêche de connaître la nature des activités qui s’y étaient déroulées dans les premières décennies du Ier siècle ap. J.-C.

- Secteur 2. Il correspond à une laverie d’une superficie de près de 195 m2, entièrement fouillée au terme de la campagne de 2011, équipée de cuves de lavage revêtues d’opus signinum, de trois types différents : bassins cylindriques d’un côté, structure formée de deux bassins jumeaux, d’autre part, enfin bassin en fer à cheval ouvert sur une fosse rectangulaire. Le programme d’analyses géochimiques mis en place dès 2009 sur les sédiments de fonds de cuves permet d’ores et déjà de mieux cerner les protocoles de lavage mis en œuvre sur le site et de comprendre la fonction des différents types de structures découvertes dans la laverie.

- Secteur 3. Les structures mises au jour appartiennent à un bâtiment d’époque impériale dont il manque cependant le mur de fermeture est, emporté par l’érosion. Un petit bassin hydraulique lui est ajouté dans un second temps mais son rôle dans le processus de traitement du minerai (lavage) n’est pas clair. Ni les niveaux de sédiments mis au jour ni les matériels associés ne permettent d’attribuer une fonction particulière à cet édifice dans le complexe (lavage, métallurgie). On y verra plutôt un bâtiment à usage domestique (habitation) ou administratif.

Premières conclusions

Une partie des structures et installations en cours d’étude au Cabezo del Pino appartient sans nul doute à un même complexe artisanal, installé à pied d’œuvre au plus près des gîtes métallifères. Sa construction est à placer dans les premières décennies du IIe siècle av. J.-C. Elle s’inscrit donc dans la période d’essor de l’activité minière et métallurgique dans le Sud-Est de la péninsule Ibérique, dont on sait, par les lingots de plomb originaires de la région étudiés par Claude Domergue, qu’elle fut impulsée par l’installation de nombreuses societates, individuelles ou familiales, d’origine italienne. Le complexe du Cabezo del Pino, qui dépendrait d’une même entreprise, non identifiée faute de matériel épigraphique, en serait l’illustration.

Particulièrement bien représentée sur le site est pourtant la phase impériale. C’est assurément une surprise. Les débuts de l’époque impériale sont traditionnellement présentés comme une période de déclin de l’activité minière à Carthagène. Passée l’époque d’Auguste, les lingots de plomb ne circulent plus en Méditerranée. Dès 2009, les découvertes réalisées dans le secteur de la laverie ont révélé une reprise de l’activité au tout début de l’Empire alors que le site avait cessé de fonctionné depuis les années 80-70 av. J.-C. Les choses se sont précisées depuis au gré de la progression des fouilles dans les secteurs 1 et 3. La plus grande partie des structures qui y ont été mises au jour s’inscrivent en effet entre l’époque augustéenne et celle de Tibère, et l’ampleur des travaux réalisés (nouvelles terrasses et bassin hydraulique dans le secteur 1, fig. 4, et l’édifice du secteur 3, fig. 5) montre qu’il ne s’agit pas d’une occupation « parasitaire », de très courte durée. Au contraire elle paraît bien se développer sur plusieurs décennies, entre les années 10-20 et 60 de notre ère, et les moyens qui ont été alors mis en œuvre ne donnent pas l’impression d’une improvisation. S’il est encore difficile de distinguer des espaces spécifiques et d’identifier, d’après la stratigraphie et le mobilier associé, les activités qui avaient cours pendant les quelques décennies où le site est réoccupé, on peut être sûr que celles-ci n’étaient pas sans lien avec les gisements métallifères présents dans le secteur.